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" Un petit baril de vin muscat "

Cadix le 23 avril


C'est aujourd'hui ta fête, ma chère Prudence, et quoique j'ai eu bien à faire toute la journée et qu'il soit déjà un peu tard ; je ne veux cependant pas laisser passer la journée sans te la souhaiter aussi bonne que tu la désires : tu m'accuseras peut-être d'oubli pour n'avoir pas pris mes mesures de manière à ce que cette lettre t'arrivât à peu près aujourd'hui, mais j'ai aussi voulu te faire mon cadeau et pouvoir t'en annoncer l'emplette. Ces messieurs ont voulu prévoir le cas où tu serais malade et te procurer un des instruments les plus usités dans la médecine pour la guérison de bien des maladies. Moi, je ne veux te voir qu'en bonne santé aussi t'adresserai-je ces jours ci un petit baril de vin muscat qui je crois ne sera pas de la petite bière. C'est un vin de dames fort agréable et je désire que tu le trouves bon. Je forme encore un autre vœu, c'est que tu ne le goûtes que le jour de ton mariage si le hasard voulait qu'il eut lieu avant mon retour, ou lorsque je serai de retour dans vos bras, au premier dîner de famille qui aura lieu. Quand serons nous donc à ce jour après lequel nous soupirons tous autant. Patience et courage, me dis-je tous les jours, cela arrivera, et c'est alors que nous ferons sauter les bouchons ! Ah ! Comme mon voyage sera beau quand nous en serons là !


Bonsoir, ma chère Prudence, je te renouvelle en t'embrassant mes voeux qui s'ils étaient exaucés ne te laisseraient rien à désirer. J'ai reçu ta lettre inclue dans votre numéro 24 et j'y répondrai plus à mon aise demain, si j'en trouve le temps comme je l'espère, quoique ce soit jour de courrier.



Ce 29 avril

Je vois avec bien du plaisir, ma chère soeur, que tu ne sois plus aussi paresseuse, et que tu prennes les médecines avec courage, cela me fait apercevoir que tu es à présent une femme tout à fait et je ne te reconnaîtrai plus à mon retour.


Mes ongles, puisque tu m'en demandes des nouvelles, se portent assez bien, mais ils ont cependant pris à présent une forme autre que celle que leur avait destiné la nature, qui sait toujours mieux que nous ce qu'il nous faut, ce dont je m'aperçois quand je veux ramasser une aiguille à terre. Je ne puis plus à présent que les entretenir dans un état de propreté le plus décent, en les faisant avec un canif. Mais passons à des détails plus intéressants.


Ma pauvre mère est donc toujours la même et la raison ne peut donc jamais l'emporter sur son coeur. Je mettrais autant que possible de l'exactitude dans ma correspondance, mais je ne puis cependant répondre de rien, car souvent au moment du courrier et quand je me croyais le plus libre de causer avec vous, il me vient une visite inattendue, ou une lettre d'affaire à écrire ; si le courrier d'après je suis en route, il peut fort bien se faire que j'arrive dans une ville où la poste est partie, ou le lendemain, et ainsi il se passe 3 ou 4 courriers sans lettre de moi. Si je n'ai pas parlé encore du tremblement de terre, c'est que je voulais vous donner à cet égard des détails que l'on n'a pas facilement ici, car la nouvelle en sera parvenue plus vite à Paris qu'à Cadix. Il parait qu'il a été terrible, et il s'est étendu de Tarragona qui est sur la côte méridionale, jusqu'à Santander, dernière ville de la côte septentrionale. D'un village composé de 200 maisons, il n'en est resté que 16. Il a duré fort longtemps, et toute la chaîne des Pyrénées s'en est ressentie. Comme ces phénomènes de la nature n'apparaissent qu'à des époques très éloignées les unes des autres, il est à croire qu'il n'y a plus rien à craindre d'ici à longtemps.


Ici je suis interrompu, et je finis tout court en t'embrassant pour toute la famille comme je vous aime. J'avais l'intention d'écrire à Pascal, et lui donner des détails sur Xérès où j'ai été faire un petit voyage pour acheter du vin.

Pr. Piet