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" La mariée n’est point jolie… "

Le combat du taureau


Gabriel répond à une lettre de Prosper qui décrit une corrida à laquelle il a assisté et qui a été, malheureusement pour nous, retirée du journal. 


A défaut de cette lettre, je vous propose un extrait d' " Impressions de voyage - De Paris à Cadix " (1846), d'Alexandre DUMAS :


Le taureau semble être l'ennemi né de l'Espagnol. Tout enfant qu'il est encore, l'Espagnol, de quelque province qu'il soit, au lieu de le fuir, l'agace et le provoque. Lorsqu'un jeune homme se destine au cirque, soit comme picador, soit comme chulo, soit comme banderillero, c'est donc avec une grande connaissance des habitudes de l'animal qu'il se présente.


Dès son enfance il étudie l'adversaire contre lequel il se mesurera un jour. Ce qu'il va faire sur un théâtre entouré de spectateurs, il l'a déjà fait vingt fois dans les coulisses, si on peut s'exprimer ainsi.


http://ia600209.us.archive.org/10/items/parisimpressions00duma/parisimpressions00duma_bw.pdf

Paris ce 16 mai 1817


Je croyais bien, mon cher ami, t'avoir donné des détails sur la noce de Robillard. Je vais réparer cette omission en te les donnant. Le bal s'est donné chez Grignon, qui comme tu sais a de fort belles salles et de très bons soupers. La mariée n'est point jolie, mais elle a une figure assez agréable et très douce. Elle est extrêmement timide et n'a point de maintien. Quant à ses qualités, je n'ai point pu en juger, ne l'ayant vu qu'au bal ; on la dit fort aimable. La réunion était très brillante.


Le mal de jambe de notre bonne mère continue, ce qui commence à l'ennuyer beaucoup, étant obligée de toujours poser sa jambe sur un tabouret ou de rester au lit et puis de ne pouvoir sortir.

Cependant, elle va beaucoup mieux, espérons que cela ne sera pas long. Mon mal d'yeux est tout à fait fini.


Ma cousine Piet part lundi pour Dourdan avec sa soeur, elle y restera huit jours. Elle pleure d'avance de quitter son mari, elle est absolument comme un enfant. Nous l'avions tous jugé autrement qu'elle n'est. Anaïs va venir passer la journée avec moi, cette enfant est charmante ; je voudrais bien l'avoir toujours avec moi.


Nous nous reposons entièrement de tous les mariages ; c'est remis à l'hyver prochain. D'ailleurs nous t'attendons.


Adieu, mon cher Prosper, je t'embrasse comme je t'aime, mais c'est au pied de la lettre et sans en rien rabattre.

Ta soeur et amie

Prudence Piet



" Le combat du taureau "


Paris ce 16 mai 1817

Quoique je sois mal disposé, mon cher ami, je ne veux pas laisser passer ce courrier sans répondre à ta fameuse lettre des combats de taureaux, que nous venons de recevoir. Plus j'y réfléchis, plus j'ai de peine à concevoir comment on peut trouver du plaisir, et tant de plaisir à un spectacle aussi barbare. Je ne sais pas, si j'y étais, quelle impression cela me ferait, mais il me semble que je détournerais les yeux pour ne rien voir, comme quand j'étais petit et qu'on me menait voir les batailles non sanglantes de Franconi ou de la Gaité. Je me bouchais les oreilles pour ne rien entendre. Je ne conçois pas le goût ou plutôt la fureur des espagnols pour ce spectacle. Mr Clément a parlé plusieurs fois avec un espagnol très sensé et qui convenait de toute la barbarie de ces courses, mais qui néanmoins était, disait-il, entraîné à ce spectacle par un je ne sais quoi qu'il ne pouvait rendre, et qu'il ne pouvait s'empêcher d'y retourner chaque fois que l'on en donnait. Il paraît que ce goût est inné dans les espagnols, car pour nous autres français, du moins pour toi et moi, je crois que nous ne chercherions pas à voir deux fois les combats de taureaux. Il est bon de les voir une fois pour s'en donner une idée, mais l'on en a bien assez. Si cela pouvait se faire sans qu'il y eut de sang répandu, ce serait un bien beau spectacle. D'abord le coup d'oeil en doit être bien imposant, ces dix ou douze mille personnes réunies en un vaste cirque, quelle belle assemblée ! Il est seulement triste de penser que l'on fasse tant de frais, tant de préparatifs pour voir couler le sang humain.



Adieu, mon cher ami, j'espère une autre fois avoir à te parler de sujets un peu plus gais, je t'embrasse en attendant comme je t'aime.

G. Piet




"Il y a des gens qui ont le nez trop court "


Paris ce 16 mai 1817

Tu n'auras rien de bon de moi aujourd'hui, mon ami, étant fort disposée aux idées mélancoliques. Aussi, pourquoi me laisses-tu trois courriers sans me donner signe de vie ? Dans le moment justement où nos journaux nous parlent encore de mouvements séditieux en Espagne. Si tu voyais comme quelques personnes me demandent déjà avec un petit air mystérieux : vous recevez sans doute des nouvelles du voyageur ? Où est-il ? Moi, qui les devine, je leur parle tout de suite du bruit qui court, et leur dit d'une manière ferme, le résultat de cette affaire là n'aura sûrement pas plus de suite que celui de Madrid. J'aime à le croire, aussi bien que la peste n'est point en Espagne, comme me le disait maladroitement Florentin dimanche dernier. Il y a des gens qui ont le nez trop court.


Tu sens dans tout cela que ma philosophie s'arrangerait très bien de recevoir de tes nouvelles ! Aussi le pauvre souffre-douleur sera-t-il bien obligé d'aller m'en chercher chez ces messieurs. Ce bon Gabriel, on le met à toutes les sauces, même à retourner la salade.


Je suis retenue depuis huit jours par mon mal de jambe, comme te le dit ta soeur, mais depuis hier il va tellement bien que j'espère sous peu sortir. J'en ai besoin, quoique j'emploie mon temps à beaucoup travailler, lire, écrire et réfléchir. Il ne passe pas assez vite pour ce dernier article, et je bâtis et débâtis bien des châteaux en Espagne dans la journée.


Le rhume de ton père n'a été que dans la tête, il le mouche le matin et en est débarrassé le reste du jour, ce n'est donc rien. Une chose plus fâcheuse qui nous a vivement affectés, c'est qu'il s'est aperçu d'une petite grosseur, qui a été reconnue par Mr Martin et un herniaire, pour être une hernie, ou descente, ayant été produite par des efforts extraordinaires pour aller à garde-robe*. Cette infirmité lui ayant été annoncée d'une manière crue, et trop détaillée pour les accidents qui pouvaient en résulter si on ne prenait pas de suite les précautions nécessaires, l'avait jeté dans une anxiété que nous partagions tous, et qui nous faisait trouver bien long le temps qu'il fallait pour lui faire un bandage. Il l'a enfin depuis ce matin, ne souffre pas et peut par ce moyen, sans crainte, se livrer à toutes ses occupations et exercices accoutumés. On assure qu'on s'habitue très vite à la petite gène de ce bandage, au point de l'oublier tout à fait. L'herniaire, qui se nomme Blin, et qui serait digne de la famille, lui a même dit qu'il n'était pas impossible qu'il en guérit, quoique ce fut rare à son âge. La force de son tempérament me donne de l'espoir ! Il y a dans la vie de ces événements fâcheux auxquels on se résignerait de suite, si on avait la sagesse de les comparer à d'autres beaucoup plus tristes ! Je veux m'habituer à cette idée là ; j'arrive tout doucement à l'âge où je serai heureuse de faire usage de cette grande maxime. C'est pourquoi je viens de lire Bélisaire. Je t'assure, quoi qu'en dise le parrain, qu'une lecture de ce genre vous électrise et vous élève l'âme encore un peu plus haut que vous ne l'aviez avant de prendre votre livre.


L'heure du courrier était passée, et je n'espérais plus avoir de lettre de toi, lorsque la bonne Marianne est accourue en me disant, allons madame, soyez contente, en voilà deux d'Espagne. Elle était aussi joyeuse de me les apporter, que moi de les recevoir ! Ta cousine Piet et Anaïs étaient ici, je leur ai lu le récit du combat du taureau, il nous a fait frémir tous. Je suis bien sûre que tu es revenu malade d'un spectacle qui révolte la nature. Il faut avoir un coeur de fer, ou n'en avoir pas, pour y prendre plaisir.


Je t'ai détaillé au plus juste, dans ma dernière lettre, la position affreuse de la famille Gravelle, elle s'est un peu améliorée comme je te l'ai dit par le placement du fils. Le médecin de sa soeur leur avait aussi annoncé qu'elle était hors de danger ; mais le mieux ne s'est pas soutenu, et de nouveaux accidents font encore naître de nouvelles inquiétudes. C'est là où il faut aller puiser des leçons de philosophie.


Nous avons reçu un mot de ton oncle. Il nous dit de lui donner des détails sur l'événement arrivé dans la ville où tu es actuellement. Nous ne devinons pas trop ce qu'il veut dire, à moins qu'il ne te croit encore à Madrid, écris lui si tu en as le temps.


La cherté du pain dans certains endroits (car ici nous payons le pain de 4 livres 1 livre 2 S, tandis qu'on le paie 1 livre 10 hors des barrières, et jusqu'à 14 la livre dans certains pays) et la disette absolue de cet aliment dans d'autres font éprouver une misère affreuse. On a bien des raisons de désirer et d'attendre avec impatience le moment de la récolte !


La cousine Piet voudrait bien être dans le cas de voir accomplir les voeux que tu formes pour elle, mais elle n'en est pas là encore. Sa santé, qui ne se fortifie pas, ne nous le fait pas désirer. Il paraît que le cabinet de son mari va très bien. Je croyais que le mariage lui donnerait de l'aplomb et de l'amabilité, mais il est toujours le même dans la société ne dansant plus, ne jouant ni aux petits, ni aux grands jeux, et montrant presque toujours un visage soucieux. Mr Baillot disait l'autre jour à son sujet, Mr Piet m'ôterait l'envie de me marier si je l'avais. Je commence à croire d'après plusieurs entretiens familiers que ce pauvre B. ne pense pas trop à Prudence. Comme il le dit, il n'est pas pressé de se mettre en ménage et comme les autres il voudra de la fortune. Que veux-tu, à la providence et à ton retour ! Mon dieu, s'il pouvait être prompt, comme nous serions tous heureux !


Quoique tu en dises, mon cher enfant, je suis fort contente de ma raison ; il me fallait une aussi grande occasion que celle de ton voyage pour me la faire apprécier ce qu'elle vaut. Compte donc sur elle comme je compte sur ta prudence, ton exactitude à nous écrire tant que tu le pourras et sois sûr que si mon coeur veut broncher qu'elle le dressera d'une bonne manière. En attendant, sois encore plus certain de ma tendresse pour toi que de mes belles promesses.

Ta bonne mère.


* GARDE−ROBE. s. f. La chambre destinée à renfermer les habits, le linge, et toutes les hardes de jour et de nuit, et où l'on fait aussi coucher un valet de chambre, ou une femme de chambre.

• On appelle chez le Roi, Grand-Maître de la Garde-robe, Un grand Officier qui a soin de tout ce qui regarde les habits et le linge du Roi, et qui a sous lui divers Officiers. Maître de la garde-robe. Officier de la garderobe. Valet de garde-robe.

Garde-robe, signifie aussi Le lieu où l'on met la chaise percée. La garde-robe de cet appartement est bien commode.

• On dit, Aller à la garde-robe, pour dire, Aller à la chaise percée. Sa médecine l'a fait aller deux ou trois fois à la garde-robe.


Dictionnaire de L'Académie francaise − 5ème édition - 1798



" Aller à garde-robe "


Le 17 mai 1817

Je ne me doutais guère, mon cher Prosper, que j'eusse une hernie inguinale lorsque Mr Martin que je n'aurai autrement pas fait venir pour l'entretenir de ce que j'éprouvais, fut incité par ta maman dans une visite qu'il lui avait faite pour son mal de jambe à me dire son opinion sur ce que j'éprouvais ; et ce fut un bonheur puisque le moindre faux pas, le moindre effort pour aller à garde-robe pouvait m'occasionner des accidents très graves. Une fois le bandage apposé, ce n'est rien dit-on, mais il faut le garder toute sa vie et quoiqu'on annonce qu'au bout de huit jours on n'y pense plus, il est certain que pour le moment c'est très gênant. Heureusement que nous ne sommes pas encore dans le temps très chaud et que j'aurai le temps de me faire à cet embarrassant accoutrement. En voilà trop sur cet article qui, du reste, ne m'a donné qu'un chagrin momentané.


Ton séjour à Cadix me paraît bien se prolonger. Je désire qu'il puisse être de ton passage dans les autres villes comme on me l'avait dit d'abord, c'est-à-dire qu'à l'exception de deux ou trois, tu ne fasses que passer dans les autres. La situation peu tranquille de l'Espagne semble n'être pas favorable aux affaires de commerce. Je présume que tu as la latitude nécessaire dans les instructions de ta maison pour t'embarquer au besoin et nous revenir directement si le cas l'exigeait en laissant tes échantillons à une maison de confiance. Il me semblait même que tu devais dès à présent être occupé de les vendre, sauf à ne les livrer qu'après avoir fait toutes tes affaires.


Comme toi, mon pauvre ami, nous trouverons beau le jour qui nous réunira tous, et tu as bien raison de dire que ce jour là les bouchons sauteront, les coeurs aussi.


Nous sommes encore dans les transes d'une nouvelle organisation. Je ne crains point de suppression, mais mes habitudes seront infailliblement dérangées et elles étaient bien douces depuis le mois de janvier. Abandonnons nous à la providence.


Je t'embrasse, mon cher Prosper, de toute la tendresse de mon âme.

(papa)