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""" Eventails """

Bilbao, ce 28 octobre 1816


Enfin, ma chère Prudence, ce retour de noces est donné, ce bal dont sans doute, on a beaucoup parlé auparavant et dont on aura aussi parlé après, est fini. Vous ne vous gênez pas de vous amuser quand je n'y suis pas ; mais je laisse faire, quand je reviendrai, pour vous punir, je donnerai un bal où je n'inviterai que moi. J'attends avec beaucoup d'impatience les détails que tu dois me donner là dessus, car c'est ta partie ; quant au souper ou au dîner, c'est la partie de Gabriel et c'est lui qui doit m'en faire la relation. Vous êtes-vous bien amusés dans tout cela ? Combien et quels étaient les danseurs, les danseuses ? Nos nouvelles cousines dansent-elles bien ? Les parures étaient-elles brillantes ? En un mot, la réunion vous a-t-elle fait honneur ? Voilà le texte d'une longue lettre et j'espère que le prochain courrier m'apportera tous ces détails. Ce que je vois de plus clair d'avance, c'est qu'il sera résulté de cette fête beaucoup de tourments, d'embarras et de fatigue pour vous tous. J'ai déjà eu quelques détails par Laffite dont j'ai reçu une lettre hier soir. Vous avez bien fait d'inviter ses cousines, moi qui ayant été si bien reçu par sa famille à Bordeaux. Mon absence était ce jour-là un point de conversation de plus qu'à l'ordinaire. Cela prêtait au moins un peu plus que la pluie et le beau temps, que la chaleur de la salle, que la danse de telle ou telle personne, thèmes usés et qu'un danseur un peu propre ne peut plus guère employer pour faire passer le temps de la contredanse. Peut-être qu'au moment où tel et tel vantait les agréments des voyages pour un jeune homme, le plaisir de parcourir un beau pays, de voir des choses nouvelles, peut-être dis-je en ce moment étais-je sur une route exposé au vent et à la pluie, ou bien à me promener de long en large dans ma chambre, tourmentant mon imagination pour trouver à m'occuper d'une manière quelconque. Oh ! Il n'y a rien de si gai ! Les choses sont belles de loin.


Je voudrais à mon tour te donner quelques détails sur cette ville-ci, sur les usages, sur les femmes, car cela peut t'intéresser, mais je ne suis pas encore assez au courant. J'attendrai je crois que je sois à Madrid pour vous faire part de ce que j'aurai remarqué d'étrange. Ce sur quoi tu peux compter déjà, c'est que dans tous les pays, les hommes sont des hommes, et les femmes des femmes. Ici comme en France, les femmes médisent les unes des autres, et ne laisse pas échapper les moindres défauts. C'est principalement au spectacle que l'on jase des nouvelles du jour sur cet article-là. Comme il est reçu que les hommes pendant les entractes, pour peu qu'ils connaissent une dame, aille faire la conversation avec elle (les places sont distribuées de manière à le permettre), c'est là qu'on en dit ! La jalousie, la médisance et la calomnie vont leur train derrière l'éventail, car tu n'ignores pas que l'éventail tient un grand rang parmi la toilette des dames. Il leur donne beaucoup de grâce, quand elles savent le manier avec aisance. Il leur donne aussi la possibilité de faire des mines et qui ne soient aperçues que de ceux auxquels elles veulent les faire voir ; tu sens combien cela facilite la coquetterie ; aussi ce défaut me paraît-il être la base du caractère des dames espagnoles, comme la jalousie est celui des hommes. A part cela, tout est étude en elles, leur manière de marcher, de se tenir, de poser leur mantille et de s'habiller. Sous ce rapport-là, il y a beaucoup d'espagnoles en France. Mais pas de médisances, j'en ai déjà trop dit et je serais damné si je parlais à toute autre demoiselle qu'à toi, ma chère Prudence. Mais je puis te parler des défauts des autres avec sécurité, puisque je ne t'en connais aucun de ceux qui déparent les jeunes personnes de ton âge. Ne prend pas cela pour un fade compliment, c'est une vérité que j'ai toujours proclamée. Tu as d'ailleurs plus de moyens que tout autre pour te préserver de ces petits défauts qui font gloser. Tu n'as qu'à nous écouter, nous savons toujours bien discerner le bon du mauvais et tu ne te tromperas jamais en évitant ce que tu nous entendras blâmer dans les autres et en en prenant ce que nous avons approuvé. Voilà des conseils de frère, je t'en donne, donne m'en, donnons nous en, c'est le moyen de bien faire. Tant que nous resterons serrés les uns contre les autres, nous serons forts contre le malheur s'il veut nous attaquer, et doublement heureux si le bonheur nous sourit. C'est ce que je nous souhaite. Amen. Dans tous les cas, aime-moi toujours comme je t'aime et porte toi bien.


Comment l'affaire dont tu me parlais dans ta dernière lettre s'est-elle terminée?

Prosper



"Tu auras fait danser toutes les personnes dansantes"


Bilbao, ce 28 octobre 1816


Eh ! Bien, mon cher Pascal, as-tu trouvé à ce fameux bal quelque personne digne de fixer tes regards d'une manière un peu particulière et avec qui tu aies eu plus de plaisir à causer qu'avec les autres. Mais toi, laides ou jolies, vieilles et jeunes, il faut que tout le monde y passe, et tu auras fait danser toutes les personnes dansantes, même la grosse pouf* et la plaintive et pâle Mlle Lem... y était-elle ? J'aurai beaucoup de particularités à te demander sur toutes ces demoiselles, mais je ne veux pas être méchant. Ce bal me rappelle les personnes qui en font toujours l'ornement et je te prie de témoigner à Mme Lucie, à mes cousines Lamarre, à ma cousine Piet combien je suis fâché de n'avoir pas pu me trouver là pour augmenter le nombre de leurs cavaliers les plus zélés.


Et la politique, car on a beau faire, on aime toujours son pays et l'on s'intéresse à ce qui la concerne. Les Chambres nous font-elles faire du mauvais sens ou du bon ? Veulent-elles enfin marcher droit et comme des gens raisonnables ? Je n'ai jamais eu l'idée qu'il put sortir quelque chose de bien concret d'une assemblée de 3, 4 ou 500 hommes. En général, la masse de l'humanité est mauvaise, il faut malheureusement l'avouer, je m'entends cependant quand je dis mauvaise et je ne veux pas dire par là qu'elle se compose de fripons ou de mal intentionnés. Alors plus il y aura d'hommes appelés à concourir au succès d'une institution humaine (au-delà d'un certain nombre), plus il y aura de probabilités contre sa réussite. Nous voyons encore les journaux français ici, mais nous n'en sommes qu'au 18 octobre, et l'on ne parle pas encore de l'ouverture des chambres. Il y aura sans doute à cette époque une séance Royale. Je crois qu'on devra attendre le discours du Roi avec une impatience inquiète. On voudra sans doute y voir des intentions et je crois en effet qu'on y trouvera la dernière et positive résolution sur certains points. Quant à la politique de ce pays-ci on pense beaucoup et l'on parle fort peu ; nous autres jamais. Nous entendons dire, et comme cet habile ambassadeur, nous répondons d'un signe de tête qui veut également dire oui et non, ou plutôt ni l'un ni l'autre.


Quant aux affaires de famille, il n'y a rien de nouveau. Point de mariage ni de baptêmes ? Comment va le pauvre Blin ? J'imagine que s'il y avait quelque chose, vous m'en instruiriez de suite.


Adieu mon cher ami, porte toi toujours bien, il n'y a pas besoin de te le recommander, et aime toujours ton frère comme il t'aime.


Si tu as l'occasion de voir la famille Dauphin, dis leur bien des choses de ma part, et témoigne à ma cousine en particulier combien j'ai été fâché de ne pas avoir pu faire nos adieux. Enfin toutes les fois que tu verras de nos amis comme Janin, Ambroise, dis leur bien des choses de ma part.


Où Florentin en est-il avec Mr Mathias ? et Piet ? son affaire ? Elle est en trop bonnes mains pour qu'elle n'aille pas bien. J'apprendrais avec le plus grand plaisir qu'il soit content. Je ne te charge de rien pour Parrain, je compte lui écrire incessamment. En attendant, embrasse le pour moi et assure Mme Bauchet en mon respect.

Prosper


Comment Philippe gouverne-t-il la chasse ? Je crois que c'est le bon moment à présent. Quand il sera plus fort, il pourra s'introduire dans les parties que fait souvent mon cousin Dauphin ; il en fait souvent de fort belles.


Et l'ami Gaga, sa langue allemande ? Il doit bien savoir dire maintenant : ?????



Ce 2? octobre 1816


M. M. Loffet et Baillot seront peut-être étonnés de ne point recevoir de mes nouvelles. Je leur en donnerai jeudi. Je ne le fais pas par le courrier de demain parce que je me verrai dans l'obligation de leur écrire une seconde fois et d'occasionner par conséquent deux ports de lettres au lieu d'un.


J'ai pris ma première commission. C'est peu de choses, mais c'est un essai que fait une des quatre premières maisons d'ici.

Jeudi dernier, je voulais mettre cette lettre à la poste, mais j'ai manqué le courrier, ne croyant être qu'à mercredi. Adieu mes amis, je vous embrasse tous de tout mon cœur, aimez-moi comme je vous aime.


* pouf : je n'ai pas retrouvé d'emploi de "pouf" pour cette époque - ici sans équivoque dans le sens très actuel de femme peu gâtée par la nature - dans les dictionnaires historiques, notamment dans celui d'Alain Rey, qui  atteste "pouffiace", 1858 dérivant de pouffi, bouffi (bas-normand 1856), abrégé en "pouffe".




"Je me trouverais très heureux si l'amour propre n'était pas là"


Bilbao, ce 29 octobre 1816


Mon cher papa, me voici au moment où commence véritablement mon voyage commercial. Il serait bien à désirer, pour moi surtout, que mon début soit heureux ; mais malheureusement, je crains qu'il ne le soit pas. Les affaires sont absolument mortes sur cette place, comme il parait qu'elles le sont dans toute l'Espagne. Cela tient à plusieurs causes politiques que je ne puis vous expliquer : l'argent, s'il y en a encore dans ce pays-ci ne circule pas ; et tu le sais, pas d'argent, pas de commerce. D'ailleurs, dès qu'il se présente un léger espoir de vente, arrivent en foule dans ces contrées, anglais, allemands, genevois, lyonnais, parisiens et autres traînant avec eux des montagnes de marchandises et qui les vendent eux-mêmes sur place. Je ne sais pas comment ils peuvent faire, et si c'est la concurrence qui les force à perdre une partie pour ne pas perdre le tout, mais il est certain qu'ils donnent ici les marchandises presqu'au prix de fabrique ; et j'ai la conviction qu'ils y perdent, si, comme il parait, la qualité est la même. Il est facile de sentir que cet état de chose ruine le commerce. D'abord, ceux qui travaillent ainsi ne peuvent se soutenir et font presque tous faillite, après avoir discrédité les maisons les plus solides. En second lieu, le consommateur habitué une fois à un prix, consent difficilement à une hausse qui porte sur des objets d'un usage journalier ; par là le fabricant se trouve obligé de détériorer la qualité. Le luxe a donc alors descendu d'un cran, et c'est ainsi que de jour en jour le commerce perd ses ressources. S'il y avait lieu à des affaires, je serais cependant en assez belle passe, puisqu'il y a longtemps qu'il n'est venu ici de voyageur de Paris, et que je suis seul pour le moment sur ma partie. C'est encore elle qui va le mieux puisque si un objet ne se vend pas, l'autre se vend, mais la vente est bien peu de chose.


Quant à moi personnellement je suis content et je me trouverais très heureux si l'amour propre n'était pas là pour m'inspirer la crainte de passer soit pour faire les affaires légèrement, soit pour les faire maladroitement. Ce qui me pèse surtout, ce sont les frais énormes qu'il en coûte ici pour voyager. Cependant je crois ne faire que me rendre justice en disant que j'ai fait ce que j'ai pu. Cette idée me console et du reste ma vie est fort douce. Je me lève à huit heures du matin, parce que je n'ai pas besoin de me lever plus tôt, je prends mon chocolat et vais faire des courses jusqu'au dîner qui se fait à une heure et demie. Après dîner, je me remets en course ou j'attends chez moi des visites qui n'arrivent pas toujours du premier coup. Le soir je me promène avec des amis de rencontre et de temps en temps je vais au spectacle, ou bien j'écris soit pour affaire, soit à mes amis. Tu vois mon cher papa, que le temps parvient à passer comme cela. Cependant, je compte emprunter des livres à Madrid. Dis à maman que je lui écrirais...

Prosper