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" Je viens dévorer votre souper et surtout vos embrassements le 21 septembre !  "

Dijon le 18 septembre 1817


Voilà encore un bon saut de fait, mon cher Pascal, mais ce n'est pas, je t'assure, sans peine, car passer des jours et des nuits dans la diligence, en proie à la chaleur, au froid et à la poussière, c'est un métier fatigant. Tu vois que je n'ai pas fait un grand séjour à Lyon. En effet, j'y arrivais le 15 sur les deux heures et j'en reparti le 16 à 4 heures du matin ; de sorte que depuis Marseille, je ne me suis couché que 4 heures !


Je ne pus vous écrire de cette ville ayant assez à faire de la visiter pendant les trois heures que j'y eus de disponible, car en outre, il me fallait un peu changer de linge et dîner. Je sus cependant l'employer de manière à me donner une idée de cette grande et riche cité, d'en voir quelques bâtiments, la promenade et l'un des deux spectacles. J'y pris vos deux lettres du 24 et 30 août et je m'embarquai sur la Saône dans un coche-diligence qui va jusqu'à Chalon (sur Saône, bien entendu), et de là, je me suis rendu ici où, arrivé hier soir, j'aurais pu reprendre la diligence partie ce matin à 4 heures, mais j'avais besoin de repos et de vous écrire. Je n'aime pas non plus les surprises.


Je continue à me porter très bien, comptant pour rien deux rhumes un peu forts, l'un de poitrine et l'autre de cerveau, que j'attrapai dans une diligence où, ayant un banc à moi seul, je me suis endormi sans habit et sans cravate. La nuit passée dans le coche n'a pas peu contribué à les réveiller, car tu sais que les nuits de coche (qui ne sont pas toujours désagréables) sont toujours très fatigantes. J'ai dormi 12 heures, et me trouvant la tête un peu plus légère, je puis répondre à vos deux lettres en détail.


Je vous vois donc dans l'embarras pour me loger ; mais ce n'est pas ce qui m'inquiète, car je me trouverai toujours bien lorsqu'une fois je serai parmi vous. Et puis, qui sait ce qui peut arriver d'ici à huit jours ?


A force de parler de mariage, il faudra bien que quelqu'un se marie ! Je te dirais cependant, mon cher ami, que je penche un peu pour le cabinet, et que s'il n'y a pas d'inconvénient, j'aimerais tout autant que ce fussent les jambes du maître d'allemand, ou de dessin, qui montassent les deux étages que les miennes ; cela sauf meilleur avis.


Quant aux mariages, vous avez tort de croire que je me lasse d'en entendre parler. On se lasse de se faire traîner de ville en ville dans des mauvaises voitures, de courir sur des chevaux ou des mulets qui ont l'impolitesse de mettre leur cavalier à terre, d'écouter les craques d'un gascon, le désespoir  et les espérances d'un plaideur, mais on est toujours frère ou fils, et l'on prend toujours un nouvel intérêt à ce qui peut faire le bonheur de parents que l'on aime et dont on est aimé. J'ai donc lu avec le plus grand plaisir les détails que maman me donne sur vos projets. Ce n'est pas positivement pour toi, mon Gât(?), car je ne m'inquiète pas de ta personne ; mais pour Prudence, c'est là où doivent se réunir tous les efforts. Le parti qui se présente pour elle me parait sous tous les rapports très avantageux et convenable, si le jeune homme ne déplaît pas !


Le genre de commerce que Prudence aurait à surveiller est fort peu détaillé, puisqu'il porte sur des objets de grand prix. Il est agréable puisqu'il ne se compose que d'objets de goût et  intéressant pour les dames surtout. Quant à la crainte de ne pouvoir s'y utiliser, elle vient naturellement de ce qu'elle ne sait pas ce qu'elle aurait à faire ; on s'exagère toujours les difficultés ; mais elle doit se rassurer, elle est propre plus que toute autre à un commerce de magasin où, pour traiter avec le public, il faut posséder, comme elle, une espèce de froideur et d'air d'aplomb, sans aucun mélange de fierté.


Je crois que ses occupations se borneraient, outre le soin du ménage, à surveiller et tenir en ordre le magasin où elle passerait la journée en grande partie. Elle ne doit pas croire qu'elle doit avoir dans la tête le prix de chaque objet ; puisque surtout dans la bijouterie et l'orfèvrerie le prix est mis d'avance à chaque objet, et il suffit d'apprendre la marque de sa maison, ce qui se fait en une demi-heure car elle se compose d'un mot composé de dix lettres différentes, dont la première signifie 1, la seconde 2, la troisième 3, et ainsi de suite, de sorte que l'on puisse chiffrer avec ces dix lettres comme avec les dix chiffres qui servent à la numérotation.


Elle aurait aussi à porter dans un livre de vente les pièces vendues dans la journée, et sur son livre de caisse d'un côté l'argent qu'elle aurait reçu de son mari, ou qui s'y serait trouvé au commencement soit de la semaine soit du mois, et l'argent reçu de la vente journalière, et de l'autre, l'argent qu'elle aurait versé dans la grande caisse ou qu'elle aurait déboursé d'une manière quelconque. Joignez à cela quelques détails qu'il suffit de voir une fois pour les retenir et les exécuter, et vous aurez ainsi toute la besogne qui incomberait à Prudence, ce qui doit la tranquilliser. D'ailleurs son éducation a été celle que l'on pourrait donner à une jeune personne que l'on destinerait au commerce.


J'avoue, d'après le peu que je sais sur ce parti, que je le verrai embrasser à Prudence avec le plus grand plaisir et la plus entière confiance pour son bien être à venir, si toutefois le caractère du futur y prête. Il vaut au moins autant avoir son bonheur hypothéqué sur de l'argent et de l'argenterie (quand on a de bons barreaux de fer à ses croisées...) que sur les maux d'yeux du Roi et de la nation !


Je croyais toujours la sentimentale Mme de Saint-Firmin à Dijon ; mais j'appris dans le coche, par une dame d'ici qui la connait beaucoup, qu'elle s'était allée établir à Blois, où (l'on ne sait pas pourquoi) elle devait épouser un officier de gendarmerie. Je n'ai donc pas eu la peine de la chercher et, comme cela m'intéressait fort peu, je n'ai pas été au Collège Royal voir si son dernier fils y est encore. Il y a quelquefois fort bonne compagnie dans le coche de Chalon, qui n'est point exploité par les nourrices comme celui d'Auxerre ; et nous possédions de fort jolies dames et demoiselles qui nous ont aidé à voler quelque chose au temps. Le vieux carrick, que je rapporte pour qu'on dise qu'il est revenu à Paris, m'a attiré les bonnes grâces de deux dames : l'une âgée, mais fort aimable (non une de ces vieilles reîtres qui font semblant de ne pas se souvenir qu'elles ont été jeunes et grognent toujours après la jeunesse), l'autre, sa cousine, jeune, jolie et aimable. Cette dernière est mariée et (voyez comme les petites choses mènent aux grandes) elle est dans un commerce qui la met à même d'avoir recours à nous. Aussi ai-je soigné ma jolie correspondante.


L'autre vient à Paris pour épouser celui qui va prendre le fonds de la bijouterie de notre précédent souverain. Il se nomme Delamarre. A la faveur du nom (lien de parenté), je me mis tout de suite de la famille. Je parlais avec la vieille, commerce autant qu'elle voulait, et je parlais autre chose à la jeune, tant que je pouvais. Je fus aimable et surtout galant. Il faisait une nuit froide et humide. L'on n'avait songé qu'à la chaleur le matin en partant. J'offris mon carrick à ces Dames. Seulement j'étais en nankin et enrhumé. On le voyait, on ne pouvait  m'en dépouiller. Je ne voulais pas le garder. Enfin, nous le partageâmes et, mollement étendus tous les trois, moi dans le milieu, sur des ballots de marchandises, nous nous couvrîmes du surtout qui valait alors un empire. On venait tour à tour, les gens de l'équipage et les passagers, nous regarder sous le nez ; mais nous n'en bougions pas, et plus d'une dame cherchait des yeux un second carrick, plus d'un jeune calicot se mordait les lèvres d'avoir oublié le sien et s'en allait tristement coucher sur un porte-manteau entre deux caisses de soyeries, ayant pour couverture un caisson de fromages blancs de Lyon.


Mes aimables compagnes furent fort contentes de moi, et moi fort content d'elles, elles vont à Paris par Melun. Ma place était prise pour Dijon, et l'on s'est bien promis de se revoir à Paris, où l'on descend chez une dame avec laquelle ma maison travaille et que je connais. A quelque chose malheur est bon.


Je pars ce soir par la diligence qui vient de Besançon, s'il y a des places ; ce qui n'est pas douteux. Dans tous les cas je partirai au plus tard demain matin à 4 heures. En partant ce soir, j'arriverai à Paris dimanche 21 à 7 heures du matin ; de sorte que je pense en embrasser plus d'un ou plus d'une dans son lit !


Tu es venu par cette même diligence, ainsi tu sais où elle débarque. C'est rue du Bouloy n° 22. Plus j'approche, plus j'ai d'impatience. Enfin arrive l'heureux moment de vous embrasser tous ! J'ai plus de plaisir que vous à vous dire mon dernier mot, car je ne vous remets qu'à trois jours d'ici. Ces jours seront un peu longs il est vrai, mais le troisième arrivera à son tour comme les autres. Cela me parait un songe, quand je me regarde et que je me dis ces pieds, ce corps, cette tête, tout cela était à Cadix il n'y a qu'un instant, et dans quelques heures tout cela sera remis à Paris après une longue tournée comme si de rien n'était.


Je suis sûr que vous vous figurez ma figure, ma voix, et tout mon corps bien changé ! Je crois que je suis toujours le même, c'est toujours le petit Prosper avec sa petite tête qui parait bien légère. Je crois seulement avoir acquis un peu plus de patience, c'est à dire avoir réprimé ces vivacités peu nuisibles au fond, mais que l'on me reprochait avec raison. J'ai dû plus d'une fois rengainer mes paroles avant qu'elles ne fussent sorties !


Je désire bien comme vous qu'il n'y ait personne étranger à nos embrassades au moment de mon arrivée, cela gêne toujours. J'aurais même la cruauté d'exclure Mr Baillot. Après cela à dîner, vous pouvez avoir qui vous voudrez ;  nous aurons le temps de parler de cela le matin, et vous pouvez dire que vous ne savez pas le jour fixe de mon arrivée. Faites comme vous voudrez, pourvu que j'arrive.


En attendant, je vous embrasse de tout mon coeur comme je vous y porte.

Pr. Piet