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" ... sa voix mâle fait retentir les échos d'alentour de la cachucha "

Fanny Elssler - La Cachucha (1836)


https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Elssler_Cachucha.jpg

Valence, le 8 août 1817


Quand je vois arriver une lettre plate comme une punaise et qui ne parait pas chargée d'écritures, avant même de l'ouvrir, je suis de mauvaise humeur contre elle et contre ceux qui l'ont écrite. C'est bien ce qui m'arrive à présent que l'on vient de me remettre votre n° 38 du 22 juillet. Tout m'y contrarie. Sa brièveté, car elle n'a pas les deux côtés entiers de la première page, le manque de détails sur votre voyage de Moret, vous me parlez du frère qui y a été, et vous ne dites pas si c'est Philippe ou Pascal, Prudence devait me faire la relation de cette expédition matrimoniale, et elle oublie mollement dans son lit que, depuis 6 jours je suis à Valence, j'ai toujours les yeux fixés sur le courrier pour savoir s'il y a quelque chose pour moi. Enfin il parait que cette courte lettre a été plus longue à venir qu'elle ne devait car elle est restée 15 1/2 jours en route, tandis que pour aller à Cadix, il en faut au courrier de Paris que 16 jours. Heureusement ma chère maman que je suis bon enfant et que mes moments de mauvaise humeur passent aussi vite que mes vivacités. Aussi je me mets à ta place et je t'excuse en attendant le volume que tu me promets pour le courrier prochain. Mais gare à vous madame Piet, s'il n'arrive pas nous aurons du tapage. Et vous mademoiselle Prudence... je ne vous dis que ça !


Revenant à présent à Valence où le Parisien est à brocher ses petites affaires le plus vite possible, je te dirai ma chère maman que lundi, c'est à dire dans quatre jours, j'aurai fini pour tout ce qui a trait aux commissions. Je réserverai les 4 ou 5 que j'espère prendre pour les faire passer toutes ensemble à ces M. M. Ce sera le bouquet de mon voyage. Il est bon de terminer par un coup d'éclat, car en fait de voyage, il n'en est pas comme dans bien d'autres choses où la première impression est celle qui fait le plus d'effet. Chez nous au contraire, c'est la dernière ; et il semble que quand on termine bien, l'attention ne peut plus se reporter sur le passé. Au lieu donc d'envoyer le résultat de mes soins ici l'un après l'autre, je veux réunir le tout et le faire passer par une seule lettre, cela fera peut-être pousser mes actions. Je voudrais bien, ma chère maman, pouvoir te promettre que la vente de mes échantillons s'effectuera en même temps, mais ce serait te tromper, car je pense qu'elle me retiendra quelques jours de plus, surtout à cause de l'opération à la douane (car outre les droits payés à la frontière j'ai encore ici à payer des droits municipaux, ou de vente). Cette opération me donnera je crois quelques difficultés. Cependant, je pense m'en tirer à mon honneur, car j'y ai intéressé celui de l'un des meilleurs négociants d'ici qui m'aidera dans cette affaire. Je compte donc être à même de partir sur la fin de la semaine prochaine, et il y a tout à parier que lorsque vous recevrez cette lettre, je serai déjà plus proche de Barcelone que d'ici.


Tu désires des détails sur la manière dont je voyage, mais les lettres que vous aurez reçues après le départ de votre numéro 38 t'auront satisfaite entièrement là-dessus. J'ai voyagé seul il est vrai depuis Carthagène jusqu'ici, mais c'était de jour, avec un voiturier connu, et sur des routes plus belles que celles dont je vous ai parlé quelquefois. D'ici à Barcelone, je partirai probablement par une galère. Ce sont des énormes voitures non suspendues mais qui sont fort douces, puisqu'on y va sur des matelas. Elles ne partent jamais avant d'avoir 4 voyageurs au moins, elles servent au transport de marchandises et se font toujours accompagner par des soldats. On voyage donc avec elles d'une manière fort commode et sûre, et j'espère que vous n'aurez pas à dire comme dans le menteur : qu'allait-il faire dans cette galère*. Va, ma chère maman, ai confiance en ma prudence et ma célérité, je te ramènerai ton Prosper bientôt et bien portant. Quand je songe au moment de la descente de diligence à Paris, les larmes me viennent aux yeux. Oh! Il faudrait que les négociants de Valence fussent bien barbares pour ne pas m'acheter de suite mes échantillons.


Mais voilà une lettre qui tourne diablement aux sentiments, dira Pascal. Je ne veux pas l'impatienter, aussi je vais à présent vous donner quelques détails sur mon voyage de Carthagène à Murcie.


Carthagène, comme je crois vous l'avoir dit, est une ville fort triste de sa nature, et attristée encore plus par l'affreuse misère qui y règne. Il y a des soldats de marine qui depuis 6 ans n'ont pas reçu un sol de leur paie. Partout les employés (en sous ordre s'entend) à l'arsenal, et les douaniers aux portes de la ville lorsque j'avais affaire à eux, me demandaient pour s'acheter de quoi dîner ou souper, ne sachant pas le matin comment ils dîneront à midi. Je fus fort invité à rester pendant deux ou trois jours pour assister à une grande opération qu'on devait faire à l'arsenal. Elle avait pour but, à l'aide d'une machine dont l'effet se rapproche de celui des pompes à feu, de vider un immense bassin où l'on avait fait entrer des bâtiments de la marine royale pour les y radouber. Je ne jugeai pas du tout à propos de perdre trois jours pour cela.


De Carthagène, nous partîmes à dix heures du matin, car je fus retardé pour obtenir le laisser-passer de mes malles. Nous essuyâmes donc toute la chaleur de ce jour-là et nous arrivâmes à Murcie à 8 heures du soir après avoir dîné à midi et demie à Pachero.


Le moment de notre arrivée nous dédommagea des ennuis et de la fatigue de la journée. Il faisait frais, le soleil jetait sur la campagne son dernier regard, et nous eûmes le plaisir de le voir s'envelopper de nuages d'or et d'azur et disparaître insensiblement. Oubliant gaiement les travaux du jour, le paisible laboureur rentre à l'étable. Pacifiquement assis sur un âne (car il y a une fière quantité d'ânes dans ce pays-ci), il frappe avec les quatre doigts et le pouce sur les cordes respectables d'une guitare de famille avec laquelle la mère de son aïeule a fait ses premières armes. Content et la tête libre de soucis, tout en fumant son petit cigare de papier, il chante la chanson nationale, et sa voix mâle fait retentir les échos d'alentour de la cachucha qu'on chante en Espagne depuis plus de 300 ans, mais qui a toujours de nouveaux attraits pour un coeur vraiment espagnol et dont voici les paroles. (C'est une traduction libre du chant national, mais les idées des deux premiers couplets sont conservées, ils ne peuvent avoir d'attraits qu'avec l'air qui va fort bien avec les paroles. Il sert pour les danses villageoises, il y a une trentaine de couplets).


Dans ma petite barque

Je ne vais que de nuit

et lorsque je m'embarque

Tout mon chagrin s'enfuit

Allons Claudine

J'aime ta mine

Nous allons bien, continuons

Rame, ramons

....

Je crois aller en voiture

Quand aux mouvements des flots

Je vogue à l'aventure

Et je ne dis jamais mot

Allons Claudine, etc.


La campagne retentit donc au loin des chants des laboureurs. Quelquefois rassemblés sous un grand arbre, des enfants forment les danses qu'ils ont apprises de leur mère. Les petites filles dansent en s'accompagnant des castagnettes, instrument obligé pour le fandango, le boléro ou la cachucha. Le plus savant des garçons pince l'air favori et les autres animent les danseuses par leur chant vigoureux. Le voyageur oublie sa peine, à l'aspect de la franche gaieté et du bonheur. Il est en effet presque impossible de ne pas éprouver une sorte de ravissement, lorsque, arrivé sur le dos d'une petite montagne à deux lieues de Murcie on descend doucement la côte en promenant ses regards sur...


Lettre malheureusement incomplète



* "Qu'allait-il faire dans cette galère ?", non pas dans  "Le menteur" de Corneille, mais dans "Le pédant joué" de Savinien Cyrano de Bergerac (1654). Cyrano de Bergerac use et abuse de la galère obtenant ainsi un comique d'insistance (cf. plus bas).


Molière en 1671 reprendra dans "Les fourberies de Scapin"  "Qu'allait-il faire dans cette galère ?" en comique de répétition,  l'expression qui est connue aujourd'hui.


L'idée commune à ces 2 pièces est que le fils se fasse aider de son valet roué (Corbineli / Scapin) pour persuader le père - vieillard mesquin - qu'il est  en danger de mort, afin de lui faire  lacher son magot.


Les oeuvres diverses de M. Cyrano de Bergerac. Avec son Pédant joué

Date d'édition : 1678

Acte II scène 4 - extrait


...


GRANGER

Mon Fils est mort ! es-tu hors de sens ?


 

CORBINELI

Non, je parle sérieusement : Vôtre fils à la vérité n'est pas mort mais il est entre les mains des Turcs.


GRANGER 

Entre les mains des Turcs ? Soutiens moy ; je suis mort.


CORBINELI

A peine étions-nous entrez en Bateau pour passer de la Porte de Nesle du Quay de l'Escole…


GRANGER 

Et qu'allois tu faire à l'Escole ? Baudet.


CORBINELI

Mon Maître s'étant souvenu du commandement que vous luy avez fait d'acheter quelque bagatelle qui fut rare à Venise, & de peu de valeur à Paris, pour en régaler son Oncle, s'étoit imaginé qu'une douzaine de Cotrets n'étans pas chers, & ne s'en trouvant point par toute l'Europe de mignons comme en cette Ville, il devoit en porter là : C’est pourquoy nous passions vers l’Escole pour en acheter : mais à peine avons-nous éloigné la Côte, que nous avons été pris, par une Galère Turque.


GRANGER 

Hé ! de par le Cornet retors de Triton Dieu Marin, qui jamais oüit parler que la Mer fust à S. Clou ? qu'il y eust là des Galères, des Pyrates, ny des Ecüeils ?


CORBINELI

C'est en cela que la chose est plus merveilleuse : Et quoy que l'on ne les aye point vûs en France que cela, que sçait-on s'ils ne sont point venus, de Constantinople jusques icy entre deux Eaux.


PAQUIER

En effet, Monsieur, les Topinambours qui demeurent quatre ou cinq cens lieuës au delà du Monde, vinrent bien autrefois à Paris ; & l'autre jour encore les Polonois enlevèrent bien la Princesse Marie en plein jour à l'Hôtel de Nevers, sans que personne osast branler.


CORBINELI

Mais ils ne se sont pas contentez de cecy, ils ont voulu poignarder vôtre Fils.


PAQUIER

Quoy sans confession ?


CORBINELI

S'il ne se rachetoit par de l'argent.


GRANGER

Ah ! les misérables ; c'étoit pour incuter la peur dans cette jeune poitrine.


PAQUIER

En effet les Turcs n'ont garde de toucher l'argent des Chrêtiens, à cause qu'il a une Croix.


CORBINELI

Mon Maître ne m'a jamais pu dire autre chose sinon : Va-t’en trouver mon Père, & luy dis… Ses larmes aussitôt suffoquant sa parole, m'ont bien mieux expliqué qu'il n'eût sçû faire, les tendresses qu'il a pour vous.


GRANGER

Que Diable aller faire aussi dans la Galère d'un Turc ? D'un Turc !


CORBINELI

Ces Ecumeurs impitoyables ne me vouloient pas accorder la liberté de vous venir trouver, si je ne me fus jetté aux genoux du plus apparent d'entr'eux. Hé ? Monsieur le Turc, luy ay-je dit, permettez moy d'aller avertir son Père, qui vous envoyera tout-à-l'heure sa rançon.


GRANGER 

Tu ne devois pas parler de rançon, ils se seront moquez de toy.


CORBINELI

Au contraire, A ce mot il a un peu resserrené sa face. Va, m'a-t'il dit : mais si tu n'es icy de retour dans un moment, j'iray prendre ton Maître dans son College, & vous étrangleray tous trois aux antennes de nôtre Navire. J'avois si peur d'entendre encore quelque chose de plus fâcheux, ou que le Diable ne me vint emporter étant en la compagnie de ces Excommuniez, que je me suis promptement jetté dans un Esquif, pour vous avertir des funestes particularitez de cette rencontre.


GRANGER 

Que Diable aller faire dans la Galère d'un Turc.


GRANGER 

Qui n'a peut-être pas été à confesse depuis dix ans.


GRANGER 

Mais penses-tu qu'il soit bien résolu d'aller à Venise.


CORBINELI

Il ne respire autre chose.


GRANGER 

Le mal n'est donc pas sans remède. Paquier, donne-moy le réceptacle des instrumens de l'Immortalité, Scriptorium scilicet.


CORBINELI

Qu’en désirez-vous faire.


GRANGER 

Ecrire une Lettre à ces Turcs.


CORBINELI

Touchant quoy.


GRANGER 

Qu'ils me renvoyent mon Fils, parce que j'en ay affaire ; Qu'au reste ils doivent excuser la jeunesse, qui est sujette à beaucoup de fautes : & que s'il luy arrive une autre fois de se laisser prendre, je leur promets foy de Docteur, de ne leur en plus obtendre la faculté auditive.


CORBINELI

Ils se moqueront, par ma foy, de vous.


GRANGER 

Va-t'en donc leur dire de ma part, Que je suis tout prest de leur répondre pardevant Notaire que le premier des leurs qui me tombera entre les mains, je le leur renvoyeray pour rien. (Ha! que Diable, que Diable, aller faire en cette Galère ?) Ou dis leur qu'autrement je vais m'en plaindre à la Justice. Si, tôt qu'ils l'auront remis en liberté, ne vous amusez ny l'un ny l'autre, car j'ay affaire de vous.


CORBINELI

Tout cela s'appelle dormir les yeux ouverts.


GRANGER

Mon Dieu, faut-il être ruïné à l'âge où je suis ? Va-t-en avec Paquier, prens le reste du Teston que je luy donnay pour la dépense il n'y a que huit jours. (Aller sans dessein dans une Galère !) Prens tout le reliqua de cette piece. (Ha ! malheureuse géniture, tu me coûtes plus d'or que tu n'es pesant). Paye la rançon, & ce qui restera employe-le en œuvres pies. (Dans la Galère d'un Turc !) Bien, va-t’en. (Mais misérable, dis-moy, que Diable allois-tu faire dans cette Galère ?) Va prendre dans mes Armoires ce Pourpoint découpé que quitta feu mon Père l'année du grand Hyver.


CORBINELI

A quoy bon ces fariboles ? Vous n'y êtes pas. Il faut tout au moins cent Pistoles pour sa rançon.


GRANGER 

Cent Pistoles ! Ha ! mon Fils, ne tient-il qu’à ma vie pour conserver la tienne ?  Mais cent Pistoles ! Corbineli, va-t-en luy dire qu'il se laisse pendre sans dire mot ; cependant qu'il ne s'afflige point, car je les en feray bien repentir.


CORBINELI

Mademoiselle Genevote n'étoit pas trop sotte, qui refusoit tantôt de vous épouser, sur ce que l'on l'assuroit que vous étiez d'humeur, quand elle seroit Esclave en Turquie, de l'y laisser.


GRANGER

Je les feray mentir. S'en aller dans la Galère d'un Turc ! Hé quoy faire, de par tous les Diables, dans cette Galère ? 0 ! Galère, Galère, tu mets bien ma Bourse aux Galères.