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" Vendre mes échantillons ! "

Le départ de la famille royale portugaise au Brésil Anonyme, début du XIXe siècle


https://commons.wikimedia.org/wiki/File%3AAutor_nC3%A3o_identificado_-_Embarque_da_Fam%C3%ADlia_Real_Portuguesa.jpg


Valence, le 4 août 1817


Me voici, mon cher papa, depuis deux jours dans la belle ville de Valence, où j'ai trouvé en arrivant votre lettre du 15 juin n° 33. Je comptais aussi en trouver une de date plus fraîche, comme me l'annonçait votre lettre du 14 juillet adressée à Alicante. C'était hier jour de courrier par Madrid, et il ne m'a rien apporté. J'espère que celui qui passe par Barcelone, et qui arrivera dans deux ou trois heures, me donnera des nouvelles de vos santés et de vos mariages. Je ne fermerai pas cette lettre avant l'arrivée de la poste.


Une autre lettre que j'ai trouvée ici m'a fait un bien grand plaisir. C'est celle où M. M. Loffet et Cie me disent positivement de vendre mes échantillons ici, et de ne rien porter à Barcelone. Oh ! Je ne me le ferai pas dire deux fois ! Je m'occupe activement de solliciter le peu de commissions qu'il me reste à espérer, et en même temps déjà de cette vente bienheureuse qui va me délivrer de ma pénible galère, et me permettre de vous embrasser une vingtaine de jours plus tôt que je ne le pensais. En effet, quoique cette vente pourra bien me retenir ici plus de quinze jours, ne restant à Barcelone que deux ou trois jours pour voir simplement par politesse le seul commettant que nous y ayons, prendre quelques renseignements, et attendre le jour de départ de la diligence (car elle commence déjà à Barcelone), j'espère bien vers le 10 ou le 15 de septembre être dans vos bras. D'ici à Barcelone, il me faut sept grands jours, mais une fois que j'aurais attrapé la diligence, j'irai beaucoup plus vite.


Je suis, mon cher papa, à présent dans le doute pour me décider à aller ou non donner un coup d'oeil à Marseille. Tu pressentiras là-dessus ces M. M. pour savoir s'ils ne le trouveraient pas mauvais, et dans ce cas, si le détour n'est pas trop long, j'y ferais une petite fugue. Donne-moi là-dessus ton avis.


La nouvelle de l'incendie de l'arsenal à Cadix, est je crois fausse, car je n'en ai jamais entendu parler ni pendant mon séjour dans cette ville, ni depuis. C'est encore un de ces contes que les journaux comptent si bien. Quant à la conspiration de Lisbonne, on en a parlé dans le temps, et il parait qu'il y eut quelque chose, mais les anglais qui commandent dans ce pays eurent bientôt apaisé l'affaire*. Pour nous à présent, nous sommes tranquilles, quoiqu'il y ait de temps en temps des on-dit. On parle et l'on a presque adopté un plan nouveau dont les journaux vous auront sans doute parlé. Il a pour but de réduire toutes les contributions à une seule, mais elle est si forte que dans les endroits où l'ordonnance est déjà proclamée, les contribuables réclament à grand cris. Il se forme des juntes, ou assemblées pour présenter des observations contre le nouveau mode. On disait aussi que l'on ôterait les douanes intérieures. Enfin il y a en ce moment grande rumeur. Il est venu dit-on des bulles du pape, pour réformer certains ordres religieux, et entre autres les "chaussés" et les "déchaussés"**. Si cela était vrai, ce serait un grand coup.


Je fus interrompu quand j'en étais là, et j'avais mon cher papa, encore matière pour employer mes deux pages, mais il m'a fallu de suite ajouter à la lettre que j'écris par ce courrier à ces M. M. un long postscriptum.


Comme il vaut mieux remettre la partie au prochain courrier que de laisser passer celui-ci sans vous donner de mes nouvelles, je finis tout court en t'embrassant de toute la tendresse de mon âme. Je me porte à merveille.

Pr. Piet


Le courrier ne m'a rien apporté.


* Conspiration de Lisbonne

Depuis 1815, le Portugal se trouve sous protectorat britannique, les anglais ayant prêté main forte pour vaincre les troupes françaises de Napoléon. Plusieurs officiers de l'armée ainsi que des francs-maçons, réunis à Lisbonne, forment le "Supremo Conselho Regenerador de Portugal e do Algarve" avec comme objectif de rétablir l'indépendance, c'est-à-dire d'expulser les britanniques qui, à travers le gouvernement militaire de William Carr Beresford, contrôlent militairement le Portugal. Ce mouvement, mené par le général Gomes Freire de Andrade, grand-maître du Grand Orient lusitanien (1815-1817), tente de préparer l'introduction du libéralisme au Portugal. Il ne parviendra pas à ses fins : en mai 1817, plusieurs de ses membres, dont Gomes Freire de Andrade, sont dénoncés, arrêtés, jetés en prison puis exécutés pour conspiration contre la monarchie (monarchie alors représentée par la Régence - la famille royale étant réfugiée à Rio de Janeiro, de 1808 à 1821 le Portugal se trouve alors de facto colonie brésilienne).

 

(extraits de Wikipedia :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Révolution_libérale_portugaise)


En contrepoint  de la révolution pernamboucaine au Brésil (voir lettre du 29 juillet - de Philippe), la conspiration de Lisbonne témoigne des premières secousses qui précèdent la Révolution libérale portugaise (1820-1824), qui est à l'origine de la première monarchie constitutionnelle portugaise, en 1822.



** Il s'agit de l'Ordre monastique du Carmel, Carmes pour les hommes, Carmélites pour les femmes. Sa  réforme la plus importante provient de Thérèse d'Avila, docteur de l'église, qui,  au XVIe siècle, a abouti à la  création d'une branche indépendante : l'Ordre des Carmes déchaux. Leur nom provient du fait qu'il sont pieds nus, dans des sandales. Je n'ai pas retrouvé de bulle papale à ce propos en 1817.