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" ... on ne trouve dans les auberges que des tomates et quelquefois des oeufs "

Couteaux de Guadix


La prise de Grenade (1492) en mettant une fin à la domination des Maures, ouvrit une ère nouvelle pour la coutellerie. De cette époque… la coutellerie d'Espagne fut florissante jusqu'à la fin du XVIIIe siècle sur divers points de la péninsule.


Les maîtres coutelliers, pendant leur long contact avec les Maures, avaient pu admirer leurs magnifiques armes si bien trempées et si richement ornées ; ils en firent leur profit en les imitant et surprenant le secret de leur trempe. Ils leur empruntèrent l'art d'incruster et de damasquiner.


On ne saurait parler de la coutellerie de Guadix dans le royaume de Grenade sans rappeler en même temps que cette ville fut le centre de coutellerie et d'armes blanches le plus important peut-être des Maures Grenadins dans les derniers siècles de leur domination.


Nous devons, dit M. Rico y Sinobas, signaler la grande quantité de lames larges presque triangulaires équilatérales avec deux tranchants sur tout leur contour, couvertes de croix et de gravures, de rameaux, d'oiseaux et de fleurs, sans croisette, mais avec une demi-lune métallique sur laquelle s'appuyait le pouce afin de frapper avec force, que l'on a connues à la fin du XVIIIe siècle et que l’on connait encore dans toute l’Andalousie sous le nom de couteaux de Guadix.


La coutellerie depuis l’origine et jusqu’à nos jours

Tome VI – 5ème partie. La coutellerie étrangère Par Camille Pagé - 1904


Solanacées comestibles

http://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?muft0101

Bazas, le 19 juillet


Comme vous le marquait ma dernière de Grenade, ma chère maman, je partis jeudi soir pour aller coucher à Hueto (Huétor Santillán), mauvais village situé à une grande lieue et demie de Grenade et où nous ne pûmes éviter de coucher, vu que la journée serait trop fatigante pour une mule chargée comme celle qui porte tout mon bagage, si l'on voulait aller en une seule fois de Grenade à Guadix puisqu'il y a 9 très fortes lieues, et presque toujours en montant car nous ne sommes point encore sortis des montagnes. Cependant cette fois les chemins sont au moins passables puisqu'on peut y aller en voiture.


Nous couchâmes hier soir à Guadix. Je ne puis rien dire de la ville, car nous y arrivâmes et en partîmes à nuit presque close. Je vous dirai seulement que c'est le Châtellerault de l'Espagne. On y fabrique des couteaux et surtout des poignards très renommés, entre autres ceux dont je crois vous avoir parlé, qui ont des devises empoisonnées dont l'effet est d'empêcher le sang de couler par la blessure que le poignard a faite. Ce poison accélère la mort en coagulant le sang lorsque la blessure est un peu forte. J'avais envie d'en acheter un, mais il était trop tard. Nous sommes arrivés ici d'assez bonne heure, c'est à dire sur les 6 heures du soir.


De Guadix à Bazas, nous n'avons plus eu presque à monter, et d'ici à Carthagène, c'est tout plaines. Bazas, situé au pied d'une montagne peu élevée, est presque dans la même position que Grenade, une plaine très vaste et toute en culture s'étend à sa droite et à sa gauche. Cette plaine, qui est très verte, est embellie de distance en distance par des bosquets d'arbres, et plantée d'un côté de blé, d'un autre de légumes ou de maïs. Elle offre du haut de la montagne un coup d'oeil fort agréable.


Comme nous avons fixé notre marche, et calculé nos couchées de manière à nous arrêter toujours dans les meilleurs endroits plutôt qu'à gagner quelques heures, nous voyageons d'une manière assez commode, partant avec l'aube du jour, c'est à dire à 3h 1/2 du matin, nous arrêtant sur les 9 ou 10 heures jusqu'à trois ou quatre, arrivant à la couchée sur les 7 heures du soir à peu près. Tu vois que nous ne pouvons presque pas être incommodés de la chaleur, et que nous avons tout le temps de dormir, ce qui est le principal. Jusqu'ici, nous avons toujours trouvé des matelas, et il parait que nous en aurons sur toute la route.


Nous n'avons donc qu'à souffrir un peu pour le manger, car il est à la lettre que l'on ne trouve dans les auberges que des tomates et quelquefois des oeufs. Mes camarades de route, c'est à dire mon cocher et un grand dadais de quinze ans qui s'en va, avec sa casquette et sa grosse queue, à Lorca occuper la place de premier organiste, mes camarades, dis-je, mangent les tomates crues*, comme je mangerais une pomme ou une poire. Je ne peux pas m'y habituer. C'est une bonne ressource pour eux, car mangé ainsi, c'est un fruit très frais. Ils en font aussi des salades. Je comptais les laisser faire à leur fantaisie tous leurs ragoûts, en me réservant de donner sur mes provisions, mais le second jour, lorsque brillant d'un appétit véritable et non factice, comme on en éprouve souvent en voyant de bons plats, je m'aperçus avec douleur en ouvrant l'un de mes trois poulets rôtis qu'ils étaient remplis de gros vers qui devaient y avoir fixé leur séjour depuis longtemps, car ils s'y étaient engraissés extraordinairement. Je fus obligé de les jeter tous les trois et d'avoir recours au morceau de viande piqué, mais l'idée qu'elle pouvait bien être au moins à la veille de se trouver dans le même état, m'ôta l'envie de la manger et je me réduisis à un bon morceau de chocolat cru avec du pain, buvant ensuite un verre d'eau pour faire passer tout cela. Depuis ce temps, j'ai régalé mon conducteur avec ma vache et je me bornerai aux oeufs dans les endroits où je ne pourrai pas aller au marché acheter de la viande ou des fruits. La chaleur à présent met un obstacle à ce qui nous reste des provisions, et je ne pourrai dorénavant compter que sur les saucissons de G(?) qu'on trouve ici dans les villes principales. Ils ressemblent un peu au saucisson d'Arles et je l'aime beaucoup. Cette fois ci, je l'avais oublié.


Nous n'avons plus que 4 jours de route, car au lieu de 8, nous n'en mettrons que 6 1/2 pour arriver à Carthagène. Comme cette ville est, comme notre Toulon, une ville qui n'est riche que par les paies du Roi aux troupes et à la marine, et que S. M. ne paie pas un sol, la plus grande misère y règne et il ne s'y fait aucun commerce. Il est donc presque probable que je n'y ouvrirai point mes malles. Je n'y resterai en ce cas que deux jours et la même Tartane(?) me mènera en deux autres jours à Murcie, où il en sera sans doute de même ainsi qu'à Alicante, peut-être même n'irai-je point à Murcie. Je me porte bien, et suis à l'abri des érésipèles et des chutes. Seulement l'eau qui est très crue** ici et qui provient de la neige que l'on voit partout sur les montagnes qu'on aperçoit des deux côtés de la route, m'a donné une légère colique qui m'a incommodée jusqu'ici mais qui je crois va cesser. Elle ne me gênait autrement qu'en raison des fréquentes sorties qui m'obligeaient à descendre assez souvent de la voiture.


Mon jeune homme, que le père à leur séparation a mis sous ma protection en me le recommandant particulièrement, se pique d'être musicien puisqu'il va toucher l'orgue à la cathédrale de Lorca, chante comme un boeuf pour la force et comme une cigale pour la justesse. Comme les hommes à talents ne peuvent pas se contenir dans les bornes ordinaires, notre organiste ne voulant pas s'en tenir à un seul instrument, se livre en ce moment à l'étude approfondie du flageolet. Comme il ne sait pas encore faire tout à fait la gamme, je lui ai donné pendant la route quelques leçons et lui ai fait par écrit une méthode qui lui indique comment se font toutes les notes. Il est content comme un dieu et croit déjà savoir le flageolet.


Adieu, ma chère maman, je t'embrasse comme je t'aime ainsi que toute la famille.


Je ne sais point si cette lettre te parviendra car je suis obligé de la confier à un garçon d'auberge qui recevant largement pour l'affranchir d'avance, pourra bien oublier demain de la mettre à la poste.


* THOMATE - Solanum lycopersicum

… " La thomate a plusieurs variétés. Celle dont nous nous occupons est annuelle, et originaire de I’Amérique.

On emploie ce fruit dans les ragoûts, ou avant sa maturité on le confit dans le vinaigre.


Cette plante est peu cultivée dans le nord, où elle ne l’est que comme objet de curiosité. Ceux qui la regardent comme un poison, devraient être désabusés par l’usage qu’ils en voient faire. Ce qui a donné lieu à cette opinion erronée, c’est la saveur nauséabonde des feuilles.


Dès que le fruit est mûr, on l’emploie dans la cuisine pour les sausses piquantes et acides, que l’on met sur toutes les viandes. En exprimant à travers un linge le suc des fruits, et en y ajoutant du sel avec un peu de vinaigre, on le conserve bien avant dans l’hiver. On assaisonne encore les fruits avec de l’huile, du vinaigre et du sel ".


Bibliothèque des propriétaires ruraux - 1er Février 1809


Comme l’indique cet extrait, la tomate a longtemps eu une réputation de plante toxique. Cela vient de la saveur nauséabonde des feuilles, mais aussi de son appartenance à la famille des solanacées. Cette famille comprend plusieurs espèces riches en alcaloïdes, comme la belladone, la datura, la mandragore ou le tabac, mais aussi l’aubergine ou les pommes de terre…


Par ailleurs, la mauvaise réputation de la tomate a perduré jusqu’à ce qu’on comprenne que du fait de son acidité (comme le citron par exemple), elle provoquait une intoxication au plomb chez les - riches -  utilisateurs de plats ou assiettes en alliage plomb-étain.


Il semble pourtant peu probable que la répugnance de Prosper à manger une tomate tienne à ces explications. Il recommande les œufs brouillés à la tomate à sa famille (lettre de Malaga du 28 juin). Cette aversion à la tomate crue  vient probablement de préventions familiales...


** Cru 

… Il signifie aussi, Difficile à digérer. Ce fruit est bien cru sur l'estomac. Le concombre est trop cru, il n'en faut guère manger.

On appelle Eau crue, Celle qui ne dissout pas le savon, et qui ne cuit pas les légumes. L'eau crue n'est pas favorable à la digestion.

Dictionnaire de l’Académie française 5ème édition, 1798


Peut-être cette réticence de Prosper à manger des tomates crues et à  renoncer à sa vache piquée de lard (dont son cocher se régale) s'éclaire de cette  définition du cru, ainsi que de cette - beaucoup plus tardive -  référence :


« L’axe qui relie le cru et le cuit est caractéristique du passage à la culture ; celui qui relie le cru et le pourri, du retour à la nature, puisque la cuisson accomplit la transformation culturelle du cru comme la putréfaction en achève la transformation naturelle. »

Claude Lévi-Strauss, Paroles données, p.54, Plon, 1984