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" De plus en plus fort, comme chez Nicolet "

« Jamais il n'y avait d'entractes chez Nicolet. Quand le rideau baissait après une pièce, on voyait paraître le joueur de tambour de basque, l'équilibriste, la tourneuse, qui, dans un mouvement de rotation dont la rapidité était incalculable, maniait deux épées et les plaçait sur les parties les plus délicates de son corps et de sa figure, avec une adresse qui pouvait à peine empêcher de frémir.


Le fou rire était ensuite excité par la fricassée*, qu'exécutaient deux sauteurs, de la manière la plus originale.


C'est de ce crescendo non interrompu de surprises qu'est venu le proverbe populaire :

De plus fort en plus fort, comme chez Nicolet ».


Le monde dramatique

Histoire des théâtres anciens - 1837


* Danse ancienne qui met en scène la lutte entre l'été et l'hiver. Interprétée comme un jeu, dansée sur une mesure à deux temps, elle mime une taquinerie entre un homme et une femme

Grenade, le 9 juillet 1817


Enfin, mon cher Pascal, me voici encore rapproché d'un cran, et ce n'est pas sans peine. En effet, outre le désagrément de voyager la nuit, ce qui est fort incommode puisque le sommeil vient vous harceler sur votre bête et vous expose à faire de nombreuses chutes, nous avions à combattre une route plus pénible que toutes celles que j'avais passées jusqu'à présent. Nous partîmes de Malaga à 7 heures du soir. Nous étions 35 dont 24 mules, mulets ou chevaux ; deux femmes dont l'une de 55 à 60 ans et une autre plus jeune, mais borgne (car il parait que je suis destiné à voyager toujours avec les borgnes), et enfin 9 hommes dont 4 passagers et 5 pour soigner notre cavalerie. C'était un beau spectacle de nous voir tous marcher en bon ordre à la file les uns des autres, gravement et d'un pas toujours égal. A notre tête allait le chef général des corsaires, la tête haute, fier de commander aujourd'hui une compagnie plus forte qu'il n'en avait jamais eue. Derrière lui suivait à pied son lieutenant général. Honoré de la confiance d'un chef habile, il avait sous ses ordres toutes les bêtes, et son pouvoir s'étendait en conséquence aux arrieros, chefs de file particuliers. Venaient ensuite, à quelques pas de distance et formant l'avant-garde, le corps des voyageurs, chacun (excepté moi) armé de sa vieille carabine, meuble sans lequel on ne se met jamais en route en Espagne, et que le père en mourant recommande avec soin à l'aîné de ses enfants, comme une défense contre les voleurs dont on parle sans cesse et qu'on ne rencontre jamais. Il y avait plusieurs de mes compagnons qui me dirent l'avoir encore telle qu'ils l'avaient reçue de leur père, dont il l'avait prise toute chargée. Comme depuis l'âge de raison, ils font le voyage toutes les semaines, cela rassure un peu ceux qui ne portent avec eux pour toute arme qu'un couteau de table.


Le corps du milieu se composait de nos deux aimables compagnes entre lesquelles on avait mis une bête de charge afin que ne pouvant pas se parler, elles ne puissent pas se disputer ; et enfin venaient manoeuvrer sur leurs derrières, les arrieros et les bêtes de charges.


Quoique la gravité que comporte une troupe (j'avais sur la langue un troupeau) aussi nombreuse ne nous permit pas d'aller au grand galop, nous parvînmes cependant à faire 5 lieues en 8 heures de temps, vu que le chemin est très bon et presqu'uni jusqu'à Velez où nous arrivâmes à trois heures du matin. C'est une petite ville assez gentille avec une bonne auberge où il y a des lits. J'appelle lit un matelas et des draps.


Nous restâmes à Velez jusqu'à 5 heures du soir du même jour, et comme le soleil à cette heure là avait déjà perdu toute sa force et que nous avions une carrière plus longue que celle de la veille à fournir, nous nous dirigeâmes sur Alhama en marchant toujours dans le même ordre. Je croyais en passant les Pyrénées et les montagnes de la Biscaye, en escaladant le terrible passage de Guadarrama près Madrid, avoir vu tout ce qu'il y avait de mieux conditionné en fait de montagne, mais en passant de Velez à Alhama, j'en ai eu à gravir auprès desquelles les premières ne sont que des petites filles. De Alhama à Grenade c'est encore pis, et l'on peut bien dire que c'est de plus en plus fort, comme chez Nicolet*. Après celles-ci je crois qu'il faut tirer l'échelle. En effet, après avoir successivement passé une foule de montagnes plus ou moins hautes, nous arrivâmes à la principale. En la toisant d'en bas, il semble qu'on ne pourra jamais parvenir au haut. Nous mîmes pour parvenir au sommet plus de trois quarts d'heure, quoique le chemin fasse peu de détours, et comme la côte pour la descendre est beaucoup plus étendue, nous employâmes pour arriver en bas plus d'une grande heure. A mesure que l'on s'approche du sommet, le chemin qui d'abord était assez large se rétrécit et au plus haut, dans l'espace d'environ 100 ou 150 pas, il n'y a plus que 4 ou 5 pieds de large. C'est certainement plus qu'il n'en faut pour passer sans danger, surtout avec un mulet, mais comme d'un côté il est bordé dans la même longueur d'un précipice fort large et de plus de 3 ou 400 pieds de profondeur, ce n'est pas plus qu'il n'en faut pour rassurer les passants, d'autant qu'il n'y a rien pour se retenir si l'on y tombait. Pas un rocher, pas un arbre, c'est un tapis de gazon légèrement incliné ou pour mieux dire presque à pic. Nous traversâmes néanmoins tout cela sans le moindre accident et presque sans nous en douter, car nous allions plus endormis qu'éveillés, et nous serions tombés plus d'une fois de cheval, si nos conducteurs n'avaient eu soin de nous réveiller de temps en temps en nous racontant tous les malheurs arrivés déjà par l'imprudente confiance des voyageurs.


Nous n'étions plus qu'à deux ou trois lieues de Grenade lorsque je manquai de faire naufrage au port, heureusement que j'en fus encore une fois quitte pour la peur. Ennuyés de suivre le pas lent et endormant des mules, deux autres jeunes voyageurs et moi, qui avions des mules de selle, nous laissions (comme nous l'avions déjà fait la veille) de temps en temps le reste de la troupe en arrière, et, marchant un peu plus vite, nous la précédions d'une demie-heure aujourd'hui dans les villages pour nous y reposer et rafraîchir en les attendant. Quelquefois même, ne trouvant point d'auberge ouverte, et ne pouvant qu'avec peine résister au sommeil qui nous accablait, nous nous couchions tout bonnement sur le pavé et dormions là un somme qui n'était interrompu que par l'arrivée de nos compagnons. Une fois donc que nous avions rencontré une auberge ouverte où nous fîmes une espèce de souper, nous laissâmes partir devant nous la troupe lente, confiants dans la vitesse de nos coursiers pour les rattraper. Après leur avoir laissé environ un quart d'heure d'avance nous nous mîmes tranquillement en marche pour les rejoindre ; mais le diable qui toujours veille et cherche sans cesse l'occasion de faire le mal, inspira à mon mulet un esprit d'incontinence assez rare à ces animaux. Animé donc d'une ardeur peu commune et que néanmoins je lui avais déjà reconnu à des signes avant-coureurs, mon brutal de mulet s'élance sur un vieux camarade qui le précédait. Ce dernier qui ne pensait à rien moins qu'à cette aventure toute nouvelle pour lui, et se sentant injustement attaqué d'une manière aussi peu polie, prend le mors aux dents et s'échappe comme le vent. Nous le suivons avec la même vitesse, mais comme je n'avais pas la même fureur que mon coursier, je faisais tous mes efforts pour l'arrêter. La mauvaise corde qui me servait de bride me resta dans les mains, et le mulet ne se sentant plus arrêté par rien redoubla de vitesse en faisant des bonds terribles. La selle qui se composait d'un méchant bât et de trois ou quatre mauvaises couvertures auxquelles on avait attaché une paire d'étrier tourna, et me voilà à terre non pas sur mes pieds, mais bien sur la tête qui heureusement ne portait pas du tout, mes mains étant libres. C'était sur le bord d'une pente qui avait trente ou quarante pieds et sur laquelle mon chapeau roula. J'eus un bonheur infini de ne pas l'y suivre puisque je n'en tombai qu'à deux ou trois pieds. Il me fallut faire un détour assez long pour l'aller chercher. Après avoir de notre mieux rajusté la selle qui se trouva, après la bataille, avec un étrier de moins, je remontai à cheval sans autre blessure que l'ongle de la main droite un peu endommagé. Pour comble de malheur, nous nous étions éloignés du chemin en en prenant un autre, ce dont nous nous aperçûmes heureusement de suite. Tout cela avait cependant donné à nos arrieros le temps de s'éloigner, ce qui me fâchait, car j'avais peur que mon mulet qui se sentait gêné par la selle que nous avions mal remise, ne me fit encore quelques farces. Je les redoutais d'autant plus que n'ayant qu'un étrier, je n'étais pas très solide sur mon bidet. Nous rattrapâmes cependant le reste de la bande sans nouvel inconvénient et nous fîmes à 4 heures du matin notre entrée triomphante dans la capitale du Royaume de Grenade.


Tu vois, mon cher ami, que je suis né pour les chutes. Après être tombé dans le feu, je tombai dans l'eau, ensuite dans les abeilles, de Madrid à Cordoue, je tombai trois ou quatre fois. En venant d'Algesiras à Malaga (j'oubliais de vous le dire), m'étant assis sur mon cheval les deux jambes d'un côté et voulant en descendre, mon éperon se prit dans la sangle et je tombai encore une fois. Mais tout cela n'est rien et si je puis promptement tomber parmi vous, je serai bientôt consolé de tous les petits désagréments que l'on rencontre dans le jardin de l'Espagne.

(Prosper)


* " C'est de plus en plus fort, comme chez Nicolet ".

Expression provenant de Jean-Baptiste Nicolet (1728-1796), forain organisateur de spectacles. Voir texte et illustration ci-contre.


Nicolet fils est le fondateur du théâtre de la Gaité.

http://opac.lesartsdecoratifs.fr/fiche/theatre-de-la-gaite



" Si je ne vous envoie pas de pain, au moins je vous expédie du vin "


J'en étais là, mon cher papa, et j'allais terminer cette lettre par la phrase de coutume, mais cependant toujours bien sentie : je t'embrasse comme je t'aime etc., lorsque je fus interrompu par le dîner. Comme il fait trop chaud pour se remettre de suite à écrire au sortir de table, je voulais aller à la recherche de la poste pour pouvoir y aller ensuite de nuit sans hésiter. Je pensais aussi trouver une lettre de Lafitte. J'y fus agréablement surpris par la vôtre du 16 mai n° 29 à laquelle je ne m'attendais pas. Sa lecture ne m'a cependant pas fait le plaisir que je m'en promettais, puisque j'ai appris le mal de jambe de maman et ton accident. Tu ne doutes pas, mon cher papa, de la peine que ces nouvelles m'ont occasionné. La réflexion m'a cependant rassuré bientôt puisque le mal de jambe de maman n'est qu'une indisposition de patience et qui n'offre point de danger. D'ailleurs sur la fin de sa lettre maman m'annonce presque son entrée en convalescence, et j'espère qu'elle sera rétablie promptement. Quant à ton accident, il offre un caractère plus sérieux, mais toute espèce de crainte se dissipe puisqu'il est tout à fait reconnu que le bandage fait disparaître jusqu'à l'apparence du danger. J'espère aussi que le mal ayant été pris presqu'au moment où il s'est formé, il ne sera pas impossible qu'il disparaisse tout à fait. Je suis déjà impatient de recevoir vos lettres à venir pour savoir les suites de tout cela. Je n'en suis cependant pas trop inquiet puisque je sais que dans tous les cas le pis-aller sera de souffrir le bandage dont l'incommodité cessera par l'habitude de le porter.


Toute espèce de mouvement séditieux est apaisé, et l'on n'y pense plus. Les on-dit même ont cessé. Tout est parfaitement tranquille et rien à présent ne s'opposera à la suite désormais plus tranquille et plus facile de mon voyage, puisque d'ici à Murcie j'ai, comme vous pouvez le voir sur la carte, un grand chemin. Je n'aurai donc plus à prendre de chemin de traverse que pour aller à Carthagène : je le prendrai à une journée avant Murcie, car si j'allais à Carthagène d'abord comme on le fait ordinairement, je m'allongerais un peu. Cette considération ne me retiendra cependant pas pour profiter d'une bonne occasion pour Murcie en droiture si elle se présentait. Ensuite de Valence à Barcelone on voyage avec presque autant de facilité qu'en France. Je prévois n'avoir dans cette dernière ville d'autre occupation que de vendre mes échantillons. Sa proximité de la France la fait abonder de marchandises et de voyageurs de toutes les espèces qui viennent en offrir. Je m'occupe déjà comme tu le penses de cette vente. J'en ai déjà vendu une partie qui par sa nature n'aurait pas pu me servir plus loin. Quant au reste, je l'offre à tout le monde. J'ai vendu une grande partie des échantillons que j'avais trouvés à Malaga. Ce qui me reste est peu de chose et le principal est placé à des prix moins désavantageux que je ne l'avais fait espérer d'abord à ma maison.


Vous m'étonnez en m'apprenant que vous avez reçu deux de mes lettres à la fois venant de Cadix, puisque selon l'explication que je vous ai donnée, il n'y a que ma dernière de Cadix qui ait pu vous parvenir en même temps que celle d'Algesiras, et ce ne sont pas celles-là dont vous me parlez.


J'espère que la cherté du pain aura déjà diminué par les fortes expéditions qu'on en a faites de toutes parts pour la France. Je suis presque tenté de dire comme je disais lorsque parrain écrivait de (?) qu'ils étaient dans la disette : il faut leur en envoyer.


Si je ne vous envoie pas de pain, au moins je vous expédie du vin. Le prix du dernier de Malaga que j'ai chargé sur un bâtiment qui devait partir incessamment pour Cadix, est plus modéré que je ne pensais. On ne l'a porté qu'à 70 réaux l'arrobe, ce qui sauf les droits et frais ne le met qu'à 3 1/3 réaux la bouteille. Il m'a paru très bon et il devra être encore meilleur après avoir voyagé. J'ai pris toutes les précautions d'usage et il est en double futaille, tu sais sans doute que pour le tirer il faut enlever la seconde futaille.


Par ma première lettre, je vous donnerai des détails sur Grenade qui est encore une ville fort agréable, et je vous dirai à peu près la longueur de mon séjour. En attendant, mon cher papa, je t'embrasse de tout mon coeur en désirant que tu te rétablisses promptement. Embrasse toute la chambrée pour moi et fais que tout ce monde là se porte bien et m'écrive longuement. Faites comme moi, je vous en donne aujourd'hui j'espère pour votre argent. Mais comme je ne vous parle pas seulement de sentiments, j'espère que Pascal ne dira pas de mes lettres comme il dit de celles de Philippine, qui est-ce qui peut les lire jusqu'au bout.


Ton tendre fils

Pr. Piet


Il est onze heures du soir et je n'ai pas le courage de relire ma lettre pour corriger les fautes. Bonsoir à tous.