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" L'air extérieur était si embrasé, qu'il semblait pleuvoir du feu "

Malaga le 4 juillet


Je croyais, ma chère maman, que je ne pourrais pas sortir de Malaga. J'étais en effet prêt pour mercredi comme je vous l'avais annoncé, mais l'on m'apprit que les corsaires, qui autrefois partaient les mercredis, ne partaient plus à présent que les samedis. Il me fut donc forcé d'attendre, et enfin dans quelques heures, lorsque le soleil sera couché, je vais me mettre en marche pour Grenade. Je ne peux plus prévoir à présent rien qui mette obstacle à la célérité de ma route puisque je n'irai sans doute plus par mer et que je porterai mon bagage avec moi. D'ailleurs les affaires sont si mauvaises par ici, qu'excepté Valence et Barcelone, je passerai très rapidement sur toute la route comme vous avez vu que je l'ai fait dans le temps à Vittoria, Valladolid, Burgos et Cordoue, où le lendemain de mon arrivée, j'offrais mes denrées, partant le surlendemain s'il n'y avait pas lieu d'ouvrir mes malles, ou ne restant jamais plus de 6 ou 8 jours lorsqu'il y avait à faire.


Lors même qu'il y eut eu une occasion mercredi passé pour partir, je n'aurai pas pu en profiter, car ce jour là il régnait un vent de terre si chaud qu'il y avait eu peu d'exemples en Espagne d'une chaleur aussi forte. En effet, il était impossible de bouger. On ne pouvait que fermer tous les volets, portes, rideaux, pour empêcher l'air du dehors d'entrer dans les chambres, et s'étendre sur un lit, car l'air extérieur était si embrasé, qu'il semblait pleuvoir du feu. C'est une chose vraiment terrible, quand à Malaga le vent de terre se lève. Il apporte les exhalaisons d'une terre brûlée pendant plusieurs jours par le soleil sans interruption que quelques heures de nuit et l'on n'y peut pas tenir. Je crois que si je restais plus longtemps, la provision de graisse que j'avais faite deviendrait à rien en quelques mois. Heureusement que passé Velez, où je vais coucher demain de très bon matin, petite ville à 6 lieues d'ici, on sent de suite une grande différence dans l'atmosphère, qui jusqu'à Grenade et même au-delà est beaucoup plus tempérée, à cause de la proximité des montagnes neigeuses de la Sierra Nevada.


Cette fois ci, on ne m'y prendra plus à ne pas faire de provisions. Aussi ai-je acheté une outre pour porter du vin ou de l'eau. C'est une chose indispensable dans ce pays ci. C'est une espèce de grande bourse en cuir fermée au haut par une embouchure en bois qui forme une espèce de coupe, de sorte que pour boire on n'a pas autre chose qu'à presser la dite outre, à peu près comme on joue de la musette. Cela a aussi pour moi un autre avantage, qui n'est pas peu agréable, celui de m'éviter de boire dans le même verre que tous mes camarades de voyage, usage auquel on ne peut pas se soustraire, car y eut-il autant de verres que de personnes dans les auberges, on n'en sert jamais qu'un. Au moins avec mon outre, si d'autres boivent avant moi, en faisant le maladroit on peut nettoyer la coupe en faisant sauter le vin par-dessus les bords. Je marche de plus escorté de deux poulets rôtis et de 3 ou 4 livres de vache piquée, qui ne l'est certainement pas des vers, mais bien avec du bon lard. Vous allez vous récrier tous au nom de vache, mais ma chère maman, à la guerre comme à la guerre, ici sur les tables les plus riches, on sert la vache comme chez nous le boeuf et l'on en fait d'assez bonnes choses. J'emporte en outre avec moi le remède aux érésipèles, c'est à dire force orange, citrons et sucre pour faire de la limonade. J'ai aussi encore quelques tablettes d'une livre de chocolat que j'ai achetée à Bayonne.


Papa me conseille dans une dernière lettre d'acheter une redingote ; pensant comme lui que l'habillement est d'une grande influence sur le premier jugement que portent sur vous les étrangers, mais il fait à présent trop chaud pour porter des redingotes, et qui d'ailleurs ici, cela m'eut coûté au moins 150 francs. Je me suis fait faire un habit marron pour venir au secours de celui qui était neuf quand je partis de Paris et que 8 mois de service ont déjà un peu fatigué. Cet habit me revient à 110 francs et j'en suis assez content mais je ne l'aurais pas fait faire si j'avais su comme je le vois à présent, que ces habits d'une espèce de serge de toutes couleurs sont à la mode ici. C'est fort léger et cela coûte fort peu puisque l'on peut avoir un habit pour 3 ou 4 piastres fortes.


J'avais bien des petites choses à vous conter, mais j'ai encore d'ici à ce soir beaucoup de choses à faire, et j'abrège aujourd'hui pour vous écrire plus au long de Grenade, où j'arriverai dans la nuit de lundi à mardi.


Adieu ma chère maman, porte toi bien et embrasse toute la famille pour moi

Pr. Piet


Je suis en marché pour le vin et je vous en ai acheté ainsi qu'à Mr Loffet à chacun une pièce de 4 arrobes (c'est 84 bouteilles). Il est de l'année 1808, et très bon. J'ai eu en vue Mme Piet dans ses moments de faiblesses ou d'indisposition. C'est un vin très fortifiant. Je l'ai goûté et je crois qu'il vous plaira. Il est beaucoup meilleur marché que celui de Xerès puisque l'arrobe n'est qu'à 80 ou 85 réaux. Nous nous disputons pour les 5 réaux. Je vais l'embarquer pour Cadix d'où il ira, comme l'autre, au Havre.