PP51

"  Notre consul a reçu l'avis que la peste est à Alger "

DORANTE


Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.

J'avais pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster ;

Les quatre contenaient quatre choeurs de musique,

Capables de charmer le plus mélancolique.

Au premier, violons ; en l'autre, luths et voix ;

Des flûtes, au troisième ; au dernier, des hautbois,

Qui tour à tour dans l'air poussaient des harmonies

Dont on pouvait nommer les douceurs infinies.

Le cinquième était grand, tapissé tout exprès

De rameaux enlacés pour conserver le frais,

Dont chaque extrémité portait un doux mélange

De bouquets de jasmin, de grenade, et d'orange.

Je fis de ce bateau la salle du festin :

Là je menai l'objet qui fait seul mon destin ;

De cinq autres beautés la sienne fut suivie,

Et la collation fut aussitôt servie.

Je ne vous dirai point les différents apprêts,

Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets :

Vous saurez seulement qu'en ce lieu de délices

On servit douze plats, et qu'on fit six services,

Cependant que les eaux, les rochers et les airs

Répondaient aux accents de nos quatre concerts.

Après qu'on eut mangé, mille et mille fusées,

S'élançant vers les cieux, ou droites ou croisées,

Firent un nouveau jour, d'où tant de serpenteaux

D'un déluge de flamme attaquèrent les eaux,

Qu'on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,

Tout l'élément du feu tombait du ciel en terre.

Après ce passe-temps on dansa jusqu'au jour,

Dont le soleil jaloux avança le retour :

S'il eût pris notre avis, sa lumière importune

N'eût pas troublé sitôt ma petite fortune ;

Mais n'étant pas d'humeur à suivre nos désirs,

Il sépara la troupe et finit nos plaisirs.


LE MENTEUR - Pierre CORNEILLE - 1644

Malaga le 24 juin


Vous devez trouver, ma chère Prudence, ma station à Malaga bien longue, et quoique vous sachiez les motifs qui m'ont retenu, vous devez commencer à craindre que je n'arrive jamais, si dans la proportion du temps que j'avais annoncé, j'allonge ainsi dans chaque ville. Que veux-tu, ma chère amie, quoique de tous les côtés on me dise d'abréger, abréger, quoique tous les matins je me lève avec des idées de célérité, les événements causés par des accidents ou des circonstances sont toujours là devant moi comme une barrière insurmontable que je ne puis reculer que pas à pas et en la poussant de toutes mes forces. J'ai cependant de fort bonnes raisons de dépêcher mes affaires ici (qui seront du reste terminées vendredi), puisque voilà le mois de juillet qui s'approche terriblement, et que déjà notre consul a reçu l'avis que la peste est à Alger*. Quoiqu'il y ait une bonne distance d'ici là, et que toutes les protections sanitaires soient prises, il est fort probable que dans 15 ou 20 jours d'ici, lorsque les chaleurs seront plus fortes, il pourra bien se former dans Malaga une petite maladie épidémique, comme on en voit souvent, et contre laquelle il n'y a d'autres remèdes que la fuite dans les environs, car on a remarqué que l'épidémie ne frappe absolument que sur Malaga et Cadix, tandis que les petits villages qui sont à deux ou trois lieues d'ici en sont toujours exempts. Il existe à cet égard même, une particularité bien consolante et remarquable, c'est que les paysans qui viennent des environs à Malaga pour acheter la viande et le pain ne prennent point la maladie quand ils ne couchent point dans la ville. Et quand ils la remportent avec eux, elle n'est point de nature à se communiquer hors de la ville. C'est un grand bonheur pour les villages voisins lorsque la peste s'établit à Malaga parce qu'ils louent aux réfugiés leurs plus mauvaises chambres deux ou trois piastres par jour, et vendent tout au poids de l'or.


Madame Piet va faire la grimace, et je suis sûr qu'en entendant la lecture de ce premier paragraphe, elle est déjà devenue très sérieuse. Qu'elle se rassure ! Il n'y aurait à craindre dès à présent que s'il entrait dans le port un bâtiment venu d'Alger. Mais outre qu'il n'y a presque point de relations entre ce pays là et celui-ci, l'entrée leur est défendue et on le recevrait à coup de canons. Je serai donc déjà loin et hors de toute atteinte, lorsqu'il pourrait y avoir du danger. Ce n'est pas d'ailleurs une maladie absolument mortelle. Notre consul l'a eue une fois, et son père qui vit encore l'a eue trois fois. Je partirai d'ici samedi ou lundi au plus tard. Comme je vous l'ai dit, je n'ai aucune raison de craindre d'être retenu à Grenade plus de 10 jours. Il faut trois nuits pour y aller.


Mais passons, ma chère amie, à des détails plus agréables que ceux-là. Tu sais que je suis reçu dans une société où la maîtresse de la maison est française. Cette maison est très agréable, on y danse au piano tous les dimanches en famille, avec quelques amis. C'est dans notre genre, sans façon et sans prétention, ce qui est fort rare en Espagne. Il y a là-dedans 4 ou 5 demoiselles bien gentilles et fort aimables dont deux ont été élevées à Lyon. Je suis fort à mon aise avec tout cela, d'autant mieux que j'ai eu l'occasion d'être agréable à la mère qui voulait à l'occasion de la St Jean de son mari (... aujourd'hui) donner quelques légers cadeaux à toutes ses petites nièces, et qui étant venu voir par curiosité mes échantillons me demanda si je ne pouvais pas lui céder quelques bagatelles de goût comme colliers, peignes, etc. Justement je me trouvai dans la possibilité de le faire sans nuire à ma collection puisque j'en avais une seconde à vendre. Nous fîmes donc un choix, et elle fut fort contente de pouvoir rendre heureuses à peu de frais ses demoiselles, ce qu'elle n'aurait pas pu faire si elle avait été obligée d'acheter dans des magasins les mêmes objets qui lui auraient coûté trois fois plus cher. Je suis donc très bien venu dans la famille. Aussi suis-je invité d'une grande partie de promenade sur l'eau que l'on doit faire ce soir. Nous emportons violons, guitares, flageolets, castagnettes etc. etc. Nous ferons musique sur la plaine liquide. On doit aussi aller mettre pied à terre à une petite isle qui n'est point fort éloignée et danser champêtrement. Enfin je ne te ferais point un détail aussi pompeux que "Le menteur" (de Corneille) de sa collation sur l'eau et je te dirais seulement que nous nous promettons beaucoup de plaisir. Ce sera peut-être bien le cas de dire, comme Potier dans " Je fais mes farces "** : m'amusé-je ! Car souvent des parties de plaisir que l'imagination vous peignait bien animées et bien riantes sont froides et ennuyeuses. Mais nous aurons toujours eu le plaisir de nous en occuper trois ou quatre jours d'avance et de nous réjouir de l'idée que cela sera charmant ! Car ici, c'est comme à Paris.


Adieu, ma chère Prudence, portes-toi bien et embrasse toute la famille pour moi comme je t'embrasse.

Pr. Piet


A propos de Passy, je crois que la St Jean est la fête de ma tante. Dans ce cas embrasse la pour moi. Bien des choses à toute la famille Delamarre et Dauphin. Adèle doit être bien forte sur le dessin à présent si elle a continué.


A propos de fête, c'est demain la mienne. Qui est-ce qui me la souhaitera ? Personne. C'est égal, il me semble qu'aujourd'hui vous aurez bu à ma santé. Mais c'est ennuyeux, il y a bien longtemps que je n'ai embrassé personne. Comme je vais m'en donner à ... quand ? A mon arrivée mais quand ? Quand j'aurais fini mes affaires. Mais quand ? Prenons patience et laissons les quand quand, cela arrivera bientôt.



* Pour plus d'informations, voir la page :


** " Je fais mes farces ", folie en un acte, mêlée de vaudevilles, par MM. Désaugiers, Gentil et Brazier, représentée la première fois au théâtre des Variétés le 4 septembre 1815. Potier interprète Mr Pinson, qui s'obstine aux farces du plus mauvais goût et qui est contraint d'en payer le prix par la suite mais sans regret, sur le principe qu'il a décidé de s'amuser. La réplique récurrente de la pièce est : " Je suis venu ici pour m'amuser et je m'amuse ". Potier a sans doute parsemé son interprétation de " m'amusé-je ! " supplémentaires.