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" La bataille du cousin "

Malaga le 14 juin


Quoique très fatigué par ma journée d'aujourd'hui qui depuis 6 heures du matin jusqu'à ce soir m'a tenu sur pieds pour effectuer la double opération d'effectuer la livraison d'échantillons anciens dont je viens de faire la vente qui était confiée à mes soins, et la réception de mes malles (qui a enfin eu lieu ce matin) et qu'il a fallu ouvrir et désemballer pour profiter de demain dimanche, je suis cependant en humeur de vous écrire, et je la dois à la lecture de votre lettre du 10 mai (qui par parenthèses porte le même numéro que votre dernière du premier mai le numéro 28), lecture qui fait sur moi le même effet qu'une bonne nourriture sur un affamé. Cette lettre m'a été envoyée de Grenade, où je l'avais demandée à l'administration des postes.


Tandis que tu te fais des pièces de vingt sols sur la patte du pied, ma chère maman, je m'en fais, moi, sur la patte des bras et même sur la figure, ce qui ne contribue pas peu à me donner un air soucieux qui m'approche en quelque chose de la gravité castillane. Les démangeaisons que j'éprouve viennent des cousins* que fait éclore en abondance le voisinage de la mer. Ces maudits animaux ne se bornent point à me faire enrager par leurs morsures, le plus terrible c'est qu’ils m’empêchent par leur bourdonnement autour de mes oreilles de dormir pendant une grande partie de la nuit. Je me suis fait à moi une manière de m'en défendre qui me réussit assez, et l'habitude augmente tous les jours mon habileté qui couronne de plus en plus le succès. Avant de me coucher je parcours d'abord avec attention toute ma chambre, armé d'un flambeau d'une main, et de l'autre du plus large de mes souliers qui devient pour les pervers l'instrument de la mort, et poursuivant l'ennemi jusque dans ses retraites les plus cachées, lorsque je parviens à le joindre, le condamner prévôtalement** et l'exterminer ne font qu'un. Il passe alors comme on dit, un fort mauvais quart d'heure. Malgré la sévérité de mes recherches, il y a cependant toujours les vieux routiers, qui, à la faveur de leur expérience, savent se soustraire à mes coups. Lorsque ma lumière est éteinte, ils paraissent chargés des haines du parti, vouloir venger l'honneur du corps. Que faire alors, le soulier devenait dans ma main une arme inutile. En vain je cherchais à saisir entre mes deux mains jetées au hasard dans le vuide les persécuteurs de mon repos. En vain, lorsqu'il fondait sur ma figure avec toute la témérité d'un jeune combattant qui ne voit point le danger, me donnais-je de bonnes claques, c'était se jeter comme Gribouille dans l'eau pour n'être point mouillé par la pluie. Enfin après quelques jours, ou plutôt quelques nuits de réflexions, je me formai un gros et large tampon avec deux ou trois chemises, et le tenant toujours sous la main, à l'approche de mon rusé adversaire, au moment même où il commençait à sonner la charge, je l'étendais sur lui. Mon nouvel instrument le terrassait, comme la main de Dieu fait de l'orgueilleux, et l'étendue de terrain qu'il prenait ne permettait pas à mon brave d'échapper. Après avoir ainsi triomphé de tout ce qu'il y avait d'ennemi dans la lice, je m'endormais sur mes lauriers jusqu'à ce que le retour de la lumière découvrit à mes yeux l'image d'un vrai champ de bataille. Dans la chaleur de l'action, je ne remarquai pas que mes coups faisaient retentir toute la chambre et portaient principalement sur une petite porte de séparation mal clouée qui était derrière ma tête. Un paisible voisin, élevé loin du tumulte des camps et du bruit des armes, ne savait à quoi attribuer tout le vacarme qu'il entendait chez moi toutes les nuits, et me croyant somnambule, il prit la précaution le second jour, de faire mettre tout doucement quelques clous de plus à la porte pour se mettre à l'abri de mes transports qu'il craignait de voir s'étendre un jour jusqu'à lui.


En voilà beaucoup, ma chère maman, et peut-être beaucoup trop pour vous dire que j'ai des cousins. Mais on aime à parler de ses douleurs et où pourrait-on les verser avec plus de confiance que dans le sein de sa mère. Ne m'accusez pas cependant de vous prendre pour des gobe-mouches.


Je passe à présent au second article de ta lettre, malheureusement trop sérieux. Il concerne les malheurs de la famille Gravelle. Tu n'as pas dû douter de la peine que ces détails m'ont causés. Quelles tristes réflexions en effet ne fait pas faire la situation de cette partie de la famille et surtout sa position relative avec ses parents les plus proches. Dieu nous préserve d'un pareil état ! Qu'il nous fasse pauvres s'il le veut, mais qu'il nous conserve toujours cette union et cette douceur que répand sur notre famille, plutôt que l'aisance, notre manière de penser et d'être entre nous. Je crois heureusement, et nous sommes fondés à l'espérer, que rien ne pourra la changer. Si je regrette quelque chose dans la levée que tu as faite sur ma garde-robe, c'est que tu ne l'aies pas faite plus forte, ou qu'au moins tu ne l'aies pas faite porter sur quelque chose de bon. J'espère que Gravelle conservera sa nouvelle place chez son libraire, sa douceur et sa probité le feront sans doute regarder comme un jeune homme utile. Dans ce cas sa pauvre mère sera bien soulagée.


Je vais toujours plus lentement que je ne pense, ma chère maman, et mon impatience rend souvent mes calculs faux. Cependant ici, c'est une force majeure qui m'a retenu. Le bâtiment qui portait mes malles est resté 9 jours en mer, pour une traversée qui se fait ordinairement en deux. Peut-être passerai-je 3 ou 4 jours à Antequera, petite ville qui me détourne légèrement de la ligne directe d'ici à Grenade. Celle-là et Lorca, sont les seules je crois, de celles que Mr Baillot me recommande, où je m'arrêterai. J'ai tout lieu de croire que rien ne me retiendra à Grenade plus de 10 ou 12 jours. Vous auriez tort de ne pas m'écrire à Murcie, où je séjournerai au moins 6 ou 8 jours. Vous en ferez de même à Alicante. Il vaut mieux nous exposer à perdre une lettre ou à la recevoir tard, qu'à n'en pas recevoir du tout.

Adieu, ma pauvre maman, en attendant le moment désiré, je t'embrasse comme je t'aime.


* COUSIN

...

Historique - XVIe s. ♦ Cusin, monstre à double aile, au mufle elephantin, Canal à tirer sang, qui, voletant en presse, Sifles d'un son aigu...., RONS., 270 ♦ Tant n'est la guespe ennemie au raisin, Ni au bergeail le moleste cusin, AM. JAMYN, liv. V, Épigr. à Gellia


** PRÉVÔTAL, ALE

Qui a le caractère de la justice prévôtale, c'est-à-dire d'une justice sommaire et sans appel. ♦ Notre jurisprudence, nos lois sont prévôtales ; nos magistrats aussi doivent être expéditifs, P. L. COUR., Lett. III

Particulièrement. Juridiction exceptionnelle établie sous la restauration, en 1815, pour juger sommairement les délits politiques.

Dictionnaire Le littré



" Que les chiens et des français dans la rue "


Il commence à faire joliment chaud, mon cher Pascal, et comme disent les espagnols que la gravité de la sieste empêche de s'exposer au soleil entre midi et trois heures, il ne peut y avoir que les chiens et des français dans la rue. Tu prendras peut-être cela pour une sottise, mais je t'assure que c'est un compliment. En effet, à cette heure-là, il faut absolument rester chez soi. On ne peut pas dès 9 heures du matin faire un seul mouvement sans suer. Heureusement que l'on a ici très faiblement de la glace et de la neige qui se tirent d'une chaîne de montagne située près d'ici et que l'on nomme montagne neigeuse (sierra nevada) parce que le sommet est toujours couvert de glaçons et de neige ; ce qui est très bon, et dont le prix modique (1 1/2 réal) permet de s'approcher de temps à autres.


Comme tu le penses bien, mon cher ami, nous avons depuis longtemps de bons fruits. Les cerises se passent, les abricots et les figues, ces dernières surtout, sont de très bonne espèce et déjà en pleine maturité. Les raisins sont très gros, et voilà le temps des melons qui s'approche. On les dit délicieux, surtout ceux de Valence. Tu vois qu'au moins dans ce pays ci, on trouve des indemnités de l'ennui du voyage. Je ne puis pas me plaindre non plus des 10 jours que j'ai passé à Malaga, quoique j'y eusse peu d'occupations. Je m'en étais créé de circonstance. D'abord, comme déjà dit, je dévorais...


lettre malheureusement incomplète