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" Le vent à présent est tout à fait contraire "

Malaga le 07 juin


Voilà déjà, mon cher Philippe, une bonne dizaine de jours que je suis ici, et je ne suis pas plus avancé que le premier jour, si ce n'est qu'à 10 francs par jour, j'y ai dépensé une centaine de francs. Tu me demanderas avec étonnement la cause de la perte inutile de ce temps. Elle vient de ce que le bâtiment qui doit m'apporter mes malles et qui disait devoir partir le lendemain de mon départ, était encore à compléter son chargement à Cadix il y a 4 ou 5 jours, comme j'en ai reçu la nouvelle. Pendant tout ce temps, le vent était bon et à présent il est tout à fait contraire ; dieu sait quand il changera car ce vent du levant dure quelques fois des semaines et des mois entiers. Outre le désagrément d'attendre ainsi sans avoir rien à faire, je me trouve privé de vos lettres, ce qui ne contribue pas peu à augmenter mon impatience. Je vais demander à Grenade celles qui peuvent y être pour moi et me les faire adresser ici. Comme après l'arrivée de mes échantillons j'en aurai encore à Malaga pour une quinzaine de jours, vous pouvez hardiment, après la réception de cette lettre, m'écrire une ou deux fois à Grenade, où je séjournerai sans doute aussi une quinzaine de jours.


Heureusement que je ne manque pas tout à fait de ressource contre l'ennui. Outre ma correspondance tant d'affaire que de famille, je suis reçu dans deux ou trois sociétés de familles françaises, entre autres chez le consul où j'ai dîné et qui m'a très bien accueilli. Il m'a donné à lire pour me distraire les journaux de Paris depuis le mois de novembre. J'en expédie régulièrement une vingtaine par jour, ainsi tu vois je serai bientôt au courant de tous les on-dit qu'on a dits des pièces nouvelles, et des plaisanteries du jour, des débats des deux chambres et de la marche tant morale que physique du Roi. J'ai retrouvé ici un jeune homme que j'avais vu chez Mme Lafitte, outre la femme de notre consul que j'y avais vu deux ou trois fois comme je vous l'avais dit dans ma dernière. Ce qui me manque, mon cher Philippe, c'est un violon. Mais j'en aurais bientôt un.


Outre la promenade dans la ville, on peut en faire à l'extérieur le soir sur le bord de la mer. Le frais qu'on y respire vous rend toutes les forces que la chaleur du jour semble vous ôter : le spectacle de la mer a je ne sais quoi d'intéressant. Soit qu'elle offre un aspect tranquille et calme, soit que les flots soulevés et mugissants paraissent vouloir engloutir la terre. Cette vue inspire des grandes pensées, des idées ou mélancoliques ou tristes suivant le tableau qu'elle offre. On est là comme oppressé et dans la même situation qu'à la représentation bien exécutée d'une bonne tragédie dont l'illustré vous jette dans une alternative de crainte et d'espoir, de pitié ou d'horreur qui vous pèse, vous fatigue et que cependant l'on éprouve avec plaisir.


Je voudrais avoir à vous donner des détails intéressants et qui pussent former le fond d'une lettre agréable, d'autant plus que j'aurais le temps de la faire aussi longue que l'exigerait le sujet ; mais j'ai beau regarder autour de moi, je ne vois rien à vous raconter, et comme je suis privé de vos lettres, je n'ai rien à vous répondre. J'ai oublié de vous dire que sur le chemin d'Algesiras ici, qui est de 22 lieues, j'ai compté 11 croix placées sur la route pour annoncer à l'endroit où on les voit qu'un homme a été tué. C'est également un spectacle très imposant et l'on se promène dans les détours de ces rochers et de ces landes dans une douce rêverie, en faisant en soi-même la riante réflexion que de deux en deux lieues on peut être assassiné une fois. Vos compagnons ne manquent pas d'ailleurs de vous donner sur tous ces meurtres tous les renseignements et détails que l'on peut désirer. Si vous manquiez de brochures à Paris, ce qui n'arrivera pas dieu merci de longtemps, on pourrait faire une spéculation de rédiger un manuel des voleurs pour servir d'instruction à la jeunesse, où l'on remettra tous les récits que l'on entend en route. Et si l'on y joignait les escroqueries, les différentes manières de faire avec finesse la contrebande à main armée et les moyens sûrs et mis en activité de spolier le trésor public à l'usage des employés de toutes les classes dans toutes les administrations d'Espagne, on pourrait former 5 ou 6 gros volumes très intéressants.

Adieu mon cher ami, porte toi bien et embrasse toute la famille comme je t'embrasse, de tout mon coeur.

Pr. Piet


Par ce même courrier, j'écris à Mr Baillot une lettre particulière en réponse à sa dernière qui était également fort aimable et où il m'y témoigne qu'il trouve les affaires que j'ai faites assez fortes pour le temps et me remercie de l'activité que j'ai mis dans mon voyage.


Rappelez-moi au souvenir de Mmes et Mr Delamarre, de la famille Dauphin et de tous les cousins et cousines, parents, amis et connaissances. Il parait qu'il ne parait toujours rien sur l'horizon de notre cousine la notairesse. C'est trop longtemps tirer sa poudre aux moineaux*, et il serait bientôt temps de donner à la France un royaliste de plus. Je suis sûr que Mme Guenée a écrit plus d'une fois à sa fille :

- Ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ?

- Je ne vois que l'herbe croître ! répond-elle**.

Et si elle était espagnole, elle pourrait ajouter : et les moutons bondir !


* Fig. Tirer sa poudre aux moineaux, faire de la dépense pour venir à bout d'une chose qui n'en vaut pas la peine, ou dont on ne vient pas à bout. ♦ Vous voyez de quel air on reçoit vos joyaux ; Croyez-moi, c'est jeter votre poudre aux moineaux, MOL., École des mar. II, 9 ♦ Ma foi, vous tireriez votre poudre aux moineaux ; Il vous supplanterait, TH. CORN., Baron d'Albikrac, III, 2

Dictionnaire Le Littré


** Anne Guenée, épouse de Pierre Charles Mathieu PIET et mariée - comme nous l'avons vu - le 09 septembre 1816, aura 3 enfants, le premier en 1819.