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" Je trotte sur les quais de la Garonne comme un lapin "

Bordeaux le 06 octobre 1816


Ma chère maman, lorsque je t'ai écrit ma dernière lettre du Breuilhac j'étais très pressé, la bonne m'attendait pour partir et la crainte d'impatienter mon bon oncle m'obligea d'abréger ; je vais reprendre les détails que j'avais commencé à te donner. D'abord, comme vous le pensez bien, je fus reçu comme l'enfant de la maison par tout le monde. Je trouvais ma tante en très bonne santé, avec son activité ordinaire ; mon oncle se portait assez bien, la pauvre Mme Besson avait depuis deux jours un mal d'oreille et de dents terrible, sa petite à mon arrivée était au lit avec la fièvre, par suite de convulsions occasionnées à ce que l'on croit par des vers. Mr Besson avait été obligé de s'absenter ; il se porte bien. Ces bons parents ! Comme ils nous aiment tous ! Je me suis vraiment retrouvé en famille et j'aurais bien désiré y passer quelques jours de plus, je n'y suis resté que deux jours. Nous nous promenions toute la journée, et c'est alors que nous parlions, vous savez bien de qui ! Ah ! Comme toute la famille voudrait bien se rapprocher de vous. Mais plus mon oncle y réfléchit, plus il se convainc que cela est impossible. Le coquin de pays ! Ils y éprouvent des contrariétés de toutes les sortes et ils n'ont d'autres jouissances que vos lettres, et je vous assure que si vous saviez le plaisir qu'elles leurs procurent, vous (et surtout leurs enfants) seriez coupables de ne pas leur écrire plus souvent. Croiriez-vous que la paresse de leurs enfants en est au point que c'est par Pipaud fils, un mois après son arrivée, que mon oncle a appris que son fils était définitivement notaire, et c'est une lettre de Templier à son père qui leur a appris la célébration et l'époque précise du mariage. De sorte que mon oncle (qui depuis deux ans tourmentait ses débiteurs sous prétexte que son fils allait s'établir, et qui voulait pouvoir leur annoncer qu'il était établi), se trouvait les bras liés et ne pouvait aller en avant ; d'un autre côté, ils auraient été bien aise de se réunir en famille avec quelques amis et de boire à la santé des mariés le jour même du mariage. Philippine aurait fait dire une messe pour sa prospérité, ils ne l'ont pas pu faire. Piet avait aussi promis d'envoyer à son père la correspondance qu'il avait eue avec son beau-père et sa belle-mère, il ne l'a pas fait. Mon oncle attendait aussi une lettre de sa belle-fille d'autant plus qu'il lui avait écrit. Enfin c'est comme cela, revenons à nous qui ne sommes pas chiches de faire une lettre, parce qu'il ne nous faut pas deux jours pour la limer*. Mon oncle m'a fait promettre de lui donner de temps en temps de mes nouvelles, je compte lui écrire d'abord d'ici, pour le remercier de la manière obligeante avec laquelle ils m'ont reçu.


Je suis arrivé ici jeudi soir et grâce à un itinéraire que Lafitte m'avait tracé, j'ai trouvé sans hésiter la maison de son oncle. Je me suis vu reçu comme il l'aurait été lui même, par les meilleurs gens du monde. L'oncle est employé à la Marine, c'est un homme de la trempe de parrain, il peut avoir 45 ans. Sa femme est également une brave dame sans la moindre façon. Ils ont 4 enfants dont deux garçons (l'aîné a été en pension avec nous chez Mr Leterrier), et deux filles, l'une de six, l'autre de dix ou douze ans. C'est une famille peu riche, mais comme la nôtre, ils sont bien unis entre eux. Ils étaient à table quand je suis arrivé. Ils m'ont dit : Ah ah ! vous voila monsieur. Vous vous portez bien, il y a longtemps que nous vous attendions ; mettez vous là. Je m'y suis mis et de suite je me suis trouvé comme si je les eusse connus depuis six ou sept ans.  J'ai une grande chambre où je couche ainsi que l'aîné des enfants. Nous déjeunons à neuf heures. Je travaille ou je fais les courses qu'exigent les affaires de ces Messieurs jusqu'à deux heures ou plus, et comme l'on  dîne à trois heures, le fils aîné qui travaille chez son notaire et qui n'a pas grand chose à faire dans ce moment, rentre le plus tôt qu'il peut et nous faisons de la musique ensemble jusqu'au dîner. Il est très fort sur la harpe. Son père, grand amateur de musique, est de première force sur cet instrument, de l'aveu même des plus grands artistes de la capitale ; et comme il est également très fort sur le violon, il va m'empaumer aujourd'hui. C'est dimanche, et dieu sait quand nous cesserons nos duos. Tu vois, ma chère maman, que je ne pouvais pas mieux tomber. Comme je serais peut-être obligé d'ouvrir mes échantillons ici et de recevoir deux ou trois personnes, j'ai loué à leur insu une chambre propre à cet objet et dans le quartier des affaires, parce que nous en sommes un peu éloignés. Je dis à leur insu, car s'ils le savaient ils me feraient une querelle, surtout s'ils pensaient que c'est dans la crainte de les gêner.


Quant à l'affaire des malles, Mr Baillot a le moyen par les livres de s'assurer qu'elles sont adressées ici. Il est même convenu avec Mr Loffet que je les ouvrirai ici, s'il y a lieu.


J'ai été porter la lettre que Mlle Brunel m'avait remise pour sa soeur qui est la femme d'un négociant très fameux. Mais comme celle-ci, par politesse, n'a pas voulu la décacheter devant moi et qu'elle n'a point vu, par conséquent, la recommandation que portait la dite lettre; elle m'a reçu très poliment, mais très froidement. Elle m'a cependant demandé si elle pouvait m'être utile et m'a engagé à revenir la voir, ce que je ferais afin de savoir s'il n'y aurait pas quelque chose à faire avec son mari.


J'ai déjà senti les heureux effets de la recommandation de M et M Loffet et Cie, car j'ai été très bien accueilli chez le négociant à qui mes malles sont adressées et je dîne demain chez lui.


Si Mr Baillot persiste à vouloir apprendre l'espagnol, j'ai prêté l'une de mes grammaires à Gravelle qui n'en a plus besoin, on peut lui redemander, ainsi qu'un volume de Gil Blas.


Je reconnais bien notre bon Pascal à ce qu'il a fait pour vous soulager ; je sens au plaisir que j'aurais eu à le faire, tout ce qu'il a du éprouver. Dis lui bien que si je lui manque, il me manque aussi beaucoup. Il me doit une réponse, je l'attend bientôt. J'espère d'avance vous mettre tous, tour à tour, dans ce cas là ! Je serai bien content si je trouvais dans votre première lettre un petit mot de Prudence ou de Gabriel. Quant à Philippe c'est une lettre raisonnée, politique ou philosophique, qu'il me doit. Dans tous les cas, dites moi comment vous vous portez tous. Pour moi je ne me reconnais pas, je me porte comme un lion, je trotte sur les quais de la Garonne comme un lapin, par le plus beau soleil, sans que cela me fatigue en rien et si de temps en temps certaines réflexions ne me reportaient pas rue d'Aboukir à Paris, je serai l'homme le plus gai du monde.


Voila une lettre bien longue, mais comme ce ne sont point des phrases, j'espère que Messieurs mes frères voudront bien la lire jusqu'au bout, quant à vous deux papa et maman, je suis tranquille, maman la lira plutôt deux fois qu'une. Je voulais même vous donner encore quelques détails sur la ville, sur la beauté de la Garonne qui est quelque peu plus large que la Seine, et chargée de bâtiments assez forts, mais il ne me reste que juste assez de place pour vous répéter que j'aime chacun de vous plus que les autres et pour vous charger de vous embrasser réciproquement comme je vous aime.


Prosper


* Limer


    1- Travailler avec la lime. Limer un canon de fusil.

    Fig.    "Les jeunes gens me disent : tout chemine ; à petit bruit chacun lime ses fers ; La presse éclaire, et le gaz illumine", [Béranger, la Comète.]


    2- Fig. Faire subir à un ouvrage d'esprit un travail de correction comparé au travail de la lime sur le fer.

    "De la prose Que l'art lime et relime", [Régnier, Sat. IX]

    "C'est ordinairement la peine que s'est donnée un auteur à limer et à perfectionner ses écrits, qui fait que le lecteur n'a point de peine en les lisant", [Boileau, 6e préface.]

    "Il n'avait jamais su ou voulu savoir ce que c'était que de limer un ouvrage", [Mairan, Éloge de Petit.]

    "Jugez si j'ai du temps de reste pour limer une tragédie", [Voltaire, Lett. d'Argental, 15 avr. 1767]

    Absolument.

    "Mérite un tel succès ; compose, efface, lime", [Voltaire, Disc. 3]


    3- Se limer, v. réfl. En un sens figuré, chercher dans sa tête.

    "Mais tant plus je me lime et plus je me rabote", [Régnier, Sat. XI]


Dictionnaire Le Littré