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" J'ai donc enfin voyagé sur mer "

Cadix, le 1er avril 1817


Me voilà enfin, mon cher papa, au point le plus reculé de mon voyage, et je n'ai plus qu'à me rapprocher. C'est une idée bien douce pour moi. J'ai donc enfin voyagé sur mer. Je suis parti de Séville avant-hier à six heures du matin avec six jeunes gens de ma connaissance, dont trois français. Nous nous embarquâmes sur une barque couverte et fort commode et descendîmes gaiement le Guadalquivir. Neptune et Eole nous étant favorables, nous arrivâmes en 22 heures à St Lucas, lieu où l'on se remet à terre pour aller gagner le port Ste Marie. Nous eûmes à nous applaudir beaucoup du temps, puisque cette petite traversée de 14 ou 16 lieues nécessite quelquefois deux ou trois jours. De St Lucas ou Port Ste Marie nous fîmes, sur des mules, une cavalcade fort gaie, tantôt marchant en ordre de bataille et faisant des évolutions militaires, tantôt joutant à qui irait le plus vite. A Ste Marie, quoique le vent fut un peu fort et la mer houleuse, surtout pour des marins comme nous, qui n'avions jamais vu que le pont St Michel ou le pont Royal, nous confiâmes nos destinées à une jolie falouque. La traversée est de deux lieues. Elle fut prompte et heureuse, le vent quoique fort donnant en poupe. Plusieurs de nos camarades, qui avaient déjà fait ce voyage, comptèrent leurs chemises*, comme disent les marins, c'est-à-dire qu'ils eurent le mal de mer. Je fus assez heureux pour n'être point incommodé du tout, ce qui est d'un bon augure pour un voyage plus long, si j'avais à le faire par la suite.


Je vous avais écrit à Séville samedi dernier, mais comme j'avais beaucoup à courir et à travailler pour mes préparatifs de voyage, je laissai passer l'heure du courrier. Je n'ai pas été, jusqu'à présent, maître du choix de mon papier pour nos lettres, car à Madrid même je n'y en ai pas trouvé que d'une sorte qu'il m'a fallu prendre. J'espère en trouver à mon gré ici et en faire une provision suffisante pour le reste de mon voyage. Si j'avais cru le port de mes lettres aussi cher, je n'aurai pas fait mes dernières si longues. J'ai reçu à Séville votre numéro 20 du 15 mars, et en même temps une lettre de Laffite. Celles de Cordoue ne m'étaient pas encore venues, et on me les adressera ici.


Je vais chercher Mr Lemoine ; il me sera peut-être difficile de le trouver, puisqu'il n'est pas en nom dans une maison de commerce. Vous tâcherez de savoir le nom de sa maison et me l'adresserez ici.


Le manque d'eau dans ce pays ci se fait sentir d'une manière qui pourra avoir des suites funestes pour les biens de la terre. On fait des processions pour obtenir de la pluie. Chez vous l'excès contraire produira sans doute les mêmes effets. Il serait pourtant bien à désirer que la France eut une bonne récolte.


Je prends bien part aux regrets qu'a laissé après lui Mr Leblond. Sa perte a dû couler bien des larmes dans une famille aussi unie que l'est la sienne.


Je suis parti de Séville au moment où j'aurais dû y rester, et pour peu j'y aurais passé la semaine sainte pour y voir les fêtes qu'elle occasionne. On dit que c'est une chose fort curieuse. Toutes les richesses de l'église, et elles sont immenses, sont employées à l'ornement d'un beau monument que l'on construit dans la cathédrale. On me vantait beaucoup les processions et autres fêtes qui ont lieu à cette occasion, mais j'ai préféré gagner du temps.


Adieu, mon cher papa, je t'embrasse ainsi que toute la famille de toute mon âme. Je suis arrivé ici la figure un peu brûlée et rougie par le soleil, mais sans érésipèle.

Pr. Piet


* " Compter ses chemises " : v. a. Vomir, - dans l’argot des marins et du peuple. Dictionnaire de la langue verte. A. Delvau, 1867