PP28

" ... à Messieurs les auteurs qui sont en robe de chambre et en pantoufle "

Cordoba le 16 février 1817


Quelle idée te formes-tu, ma chère Prudence, de ce petit point noir que tu vois sur la carte et qui t'indique la position de Cordoue ? Tu te tromperais fort si tu croyais belle et agréable la patrie du vaillant Gonzalve. Je ne sais pas si Florian* s'est amusé à faire de belles phrases à son égard, s'il aura vanté la beauté des cordovistes, chanté les bords fleuris du Guadalquivir, mais s'il l'a fait il a bien induit en erreur les pauvres lecteurs qui s'en rapportent à ses récits mensongers. Il est bien facile à Messieurs les auteurs qui sont en robe de chambre et en pantoufle auprès d'un bon feu, de faire des étalages de beauté, lorsqu'ils ont bien dîné et qu'ils sont sûrs de coucher dans un bon lit. Je voudrais qu'on leur imposat de voir par eux-mêmes les pays qu'ils veulent dépeindre ; je crois que leurs tableaux ne seraient pas si enchanteurs. Tant il y a, ma chère sœur, que Cordoue est une ville grande, mais triste, très triste. Ce n'est ni une ville de guerre, ni une ville de commerce. Les rues sans en excepter une seule, sont toutes tortueuses et étroites. Elles sont encore plus mal pavées que celles de Madrid. Il n'y a pas une seule place, pas un théâtre, pas une promenade. Il n'y a d'église un peu propre que la cathédrale, et encore elle est plus curieuse que belle, et il a fallu que les maures vinssent conquérir le pays pour la bâtir. Elle leur servait de mosquée. C'est un bâtiment qui est très bas et n'a point d'entrée principale. Ce qui la fait remarquer, c'est qu'en dedans la voûte est soutenue dans toute l'étendue de l'église et dans tous les sens par des petites colonnes de marbre rougeâtres. Il y en a 365. La cour de l'église est plantée d'orangers dont les fruits sont exploités par un couvent de moines. Il y a ici 18 couvents, tant de religieux que de religieuses. Du reste, il n'y a rien à citer de la ville. Si ce n'est pour les écuries du Roi, pour les chevaux qui sont superbes et non pour les écuries. Les allées d'orangers, que de loin nous nous figurons devoir être fort belles, ont de près fort peu d'attraits. Il en est ici de ces allées là comme de celles de pommiers chez nous.


Tu attribueras peut-être, ma pauvre Prudence, le triste tableau que je te fais de Cordoue, à un reste de maladie ? Point du tout, je me porte à présent parfaitement. Grâces à Dieu, et grâces à lui seul, car les soins que j'aurais obtenu ici n'auraient pas été grands. Il n'y a pas une seule femme dans l'auberge que j'habite, et les espagnols sont si attentifs ! Croirais-tu qu'il a fallu courir toute la ville pour trouver de la chandelle qu'il me fallait pour graisser mon malheureux postérieur, et que ce n'est qu'au bout de deux heures qu'on a pu m'en apporter deux ou trois petits bouts, tous plus rances les uns que les autres. Heureusement qu'ils n'en étaient que meilleurs. On s'éclaire avec des petites lampes qui donnent à peu près autant de lumière qu'une veilleuse. Cela égaie infiniment les appartements et donne considérablement l'envie de prolonger la veillée. Comme on est obligé de rentrer avant la veillée pour ne pas se trouver sur le chemin de certaines honnêtes gens qui vous débarrassent du superflu de votre argent, on n'a rien de mieux à faire pour ne pas se tuer les yeux que de se coucher comme les poules.


Voilà deux courriers qui se passent sans nouvelles de vous et comme je crois vous avoir prévenu à temps de mon séjour ici, je me demandais ce qui pouvait vous distraire de m'écrire, mais je me suis rappelé le bal de Mr Loffet, la noce de Robillard, le mariage de Pascal, et j'ai pensé que tout cela pouvait vous occuper de manière à faire passer les journées sans que vous vous en aperçussiez. Mais patience ! Voilà le carême, et j'espère que vous ne me laisserez pas jeûner d'une nourriture qui m'est si agréable. Je n'attends plus qu'une occasion pour me rendre à Séville. Il y a 20 lieues d'ici là, c'est trois jours de route. Dans tous ces mariages là, vous ne mariez pas ma pauvre cousine Sophie. Je souffre de la voir attendre si longtemps et je commence à craindre qu'elle ne sèche sur pieds.


Un léger mouvement de fièvre que j'eus à mon arrivée m'avait fait sortir des galons à la figure. J'en avais un à la lèvre supérieure, un à la lèvre inférieure, un à l'oreille et un grand médaillon au menton. Quand on prend du galon, on n'en saurait trop prendre. Heureusement, tout cela disparait, et je redeviens beau garçon comme auparavant, à cela près de la blancheur qui je crois ne reparaîtra pas tant que je serais dans ce pays-ci.


Adieu ma chère sœur, porte toi bien, aime moi toujours comme je t'aime et embrasse toute la famille comme je t'embrasse.

Pr. Piet


J'ai reçu une lettre de mon oncle de Baigne. Il n'avait pas encore de nouvelles de son fils ni de sa belle-fille !


Mille amitiés à ma tante Blin quand tu la verras. Bien des choses de ma part à toute la famille Janin. Que devient le fils ? Se marie-t-il aussi lui ?

J'écris à parrain par le même courrier.



* allusion à Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), de l'Académie française, qui a écrit  une pastorale intitulée "Gonzalve de Cordoue" (1791).