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" Lorsque le bon dieu passe... "

Madrid, le 1er février 1817


J'avais perdu comme je vous l'ai dit, mon cher papa,  l'occasion d'un voyageur portugais pour aller d'ici en poste à moitié frais à Cordoue. J'étais donc dans l'embarras, quand heureusement j'ai trouvé un autre compagnon de route. C'est un monsieur d'un certain âge. Il est de Paris et établi dans le pays basque. Il voyage également en Espagne pour affaire de commerce. Je suis obligé de l'attendre deux ou trois jours et nous partirons sans rémission le 5 ou le 6 de ce mois, nous ne savons pas encore si ce sera à cheval ou en chaise de poste. La première manière est la plus commode pour le pays et je crois que je me déterminerai à l'employer, vu que la route n'est pas très longue. Suivant les dernières instructions que j'ai reçues de ces messieurs, je dois abréger de beaucoup mon voyage. Je resterai tout au plus 12 ou 15 jours à Cordoba, un mois à Séville, un autre à Cadix. De cette dernière ville, je passerai à Malaga où je ne séjournerai pas plus de 15 jours. Là, je m'embarquerai sans doute pour Marseille ou Sète(?), sur des bâtiments qui transportent des fruits ou autre denrées et qui arrivent et partent tous les jours. Je vois d'ici maman, qui n'aime pas l'eau, se récrier, mais elle peut être tranquille. Ces sortes de bâtiments ne quittent point la terre de vue, et il n'y a d'ailleurs rien à craindre dans cette saison ci. Il serait bien possible alors que je me retrouvasse au milieu de vous dans 4 mois. Si je faisais toute la côte il me faudrait 3 mois de plus au moins, et deux autres si j'avais été à Lisbonne.


Je vois tous les jours ici des choses qui ne se font point en France. Lorsque l'angélus sonne le soir, l'on s'arrête et l'on se découvre dans les rues. Lorsque le bon dieu passe, il est toujours accompagné de flambeaux et précédé d'un enfant de choeur qui sonne une petite clochette ou donne de la trompette. Tout le monde alors se met à genoux. Lorsque l'extrême onction a été donnée et que l'on rapporte le bon dieu à l'église, le prêtre qui en est chargé prend la première voiture qu'il rencontre (fut-ce même celle du Roi) et monte dedans. Le propriétaire ou les personnes qui l'occupaient descendent et suivent la voiture à pied jusque à l'église. L'autre jour pendant que j'étais au spectacle, le saint sacrement passa dans la rue, il était annoncé par une trompette, les acteurs se turent et tout le monde se tint debout jusqu'à ce qu'on n'entendit plus la trompette.

 



" Fleuve du Tage "


Le 2 février 1817

A présent que j'ai été à la messe et que j'ai pris mon café, je puis ma chère Prudence, causer un peu avec toi.


Depuis que je suis ici sans avoir presque rien à faire, je m'occupe beaucoup de musique. J'avais trouvé un violon pendant quelques jours et je t'assure que je l'ai bien employé. Je le faisais ronfler de la belle manière, et la première fois que je mis la main dessus, je ne le quittai pas pendant trois heures et demie. Quel plaisir j'avais à jouer ces contredanses avec lesquelles je vous faisais danser. Je croyais me revoir au milieu de vous, et même quand l'illusion cessait, il me restait encore une foule d'idées agréables qui me reportaient au moment où j'irais reprendre parmi vous mes habitudes si douces. Depuis que je ne l'ai plus, je joue beaucoup du flageolet sur lequel je suis assez fort à présent. J'étudie aussi la guitare chez un de mes amis qui l'apprend, et j'espère qu'à mon retour, tu me donneras des leçons, car il faudra que je la sache à mon second voyage dans ce pays. Tu fronces sans doute le sourcil, ma chère amie, à la pensée de ce second voyage, mais ne t'inquiète pas, les choses à faire ne sont pas faites, et si je reviens une autre fois dans cette galère, ce ne sera pas 15 jours après mon retour. Tu ne saurais croire combien j'ai été surpris l'autre jour. J'étais allé chez une dame de ma connaissance dont la demoiselle touche assez bien du piano. J'étais invité à l'entendre toucher et elle chante "le fleuve du Tage"*. Tu penses bien à qui je songeais alors. Je me rappelais tout de suite "les cloches" et je me dis en moi-même, à présent que le cercle est moins grand autour du feu le soir, j'espère que Prudence n'est pas obligée de jouer les cloches comme l'hyver passé, pendant que ces grands coquins se chauffent à leur aise. Je t'engage à cultiver ton chant et ta guitare, car je sens par moi-même combien la musique peut être utile dans certains moments. Tu ne viendras sans doute pas en Espagne, mais tu pourras bien avoir aussi quelques instants d'ennui.


Comment passez vous votre carnaval ? Bien tristement je crois. Quant à nous, nous n'avons ni bal, ni rien. Heureusement que le temps est superbe et par conséquent les promenades fort agréables. Autrement, nous mourrions d'ennui et de tristesse. Les femmes ici, qui sont fort coquettes, savent s'habiller avec beaucoup d'art, et quoique l'on lise dans les livres que les espagnoles ont les robes de manière que l'on ne vit pas leurs pieds, elles les portent au contraire fort courtes et marchent de manière à faire remarquer leurs pieds qu'elles ont en général assez petits. Leurs habillements sont presque tous en soie, afin qu'ils prennent mieux les formes et quoiqu'elles ne découvrent rien, elles s'arrangent de manière à faire tout voir sans rien montrer.


Adieu, ma chère Prudence, embrasse toute la famille pour moi comme je t'embrasse.

Prosper


* "Fleuve du Tage".   Partition de B. Pollet, paroles de H. Demeun, 1818.

Il semble que cette romance ait connu un  succès durable. H. Berlioz en propose un arrangement en 1819 (à l'âge de 16 ans). H. Balzac  construit une des premières scènes de "La Duchesse de Langeais" autour de cette chanson (1834).

Partition et paroles - sublimatoire au 2ème couplet - sur ce lien :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k871515c/f1.item.zoom


Ce 3 février

Je pars après demain, décidément, à cheval. Vous ririez si vous me voyiez avec ma culotte de peau et une veste de chasse neuve, comme les portent les espagnols en voyage, et que j'ai fait faire avec cette vieille redingote pomme(?) chêne que je porte depuis plus de 3 ans. J'ai avec cela des bottes pointues faites dans la capitale et comme celles que papa tenait de son grand père et qu'il me donna quand j'étais en pension.