PP24

" El famoso vientecillo de Madrid "

Madrid, le 25 janvier 1817


J'ai reçu, ma chère maman, votre lettre numéro 12, des 8 et 11 janvier, et jusqu'à présent, il ne m'en a manqué aucune. Aucune même n'a été retardée si ce n'est celle que vous m'avez fait passer par les moyens de Mr Loffet. Elle devait l'être. Mes malles sont parties hier soir pour Cordoue. Elles resteront 12 jours en route et comme je ferai en sorte de partir en poste dans 3 ou 4 jours, j'arriverai au moins en même temps qu'elles, sinon avant. D'après ce calcul, tu vois que si vous m'y avez déjà écrit comme je le pense, vous pourrez m'écrire encore une fois après la réception de cette lettre, en ne perdant pas de temps. Je l'y recevrai si j'y suis retenu, puisque ce sera alors pour une dizaine de jours, sinon on me l'a fera passer à Séville où je pourrai bien rester un mois. Dans le cas où vous m'écririez, vous pourrez alors adresser la lettre chez M. TH. Peroldo à Cordoba (c'est ainsi que s'écrit Cordoue).

Ne me faites pas passer de bottes, quand même vous auriez l'occasion la meilleure du monde, car j'en ai fait faire ici. Elles me coûtent 45 francs. Tu vois qu'elles me reviendraient plus cher en les faisant venir de Paris. D'ailleurs l'entrée en est prohibée et je ne voudrais pas que quelque douanier se les appliqua sur les mollets. J'ai remplacé ma carte perdue par une faite ici et qui est excellente. Aussi m'a-t-elle coûté 24 réaux ou 6 piécettes. On dit de tous côtés que nous sommes dans le carnaval. Il faut bien le croire puisqu'on le dit. Si l'on n'en jugeait que par les fêtes ou les signes de gaieté qui éclatent de toutes parts, on ne s'en douterait pas. Ce qui est le plus gai à présent, c'est le temps. Il fait jour à 7 heures, et une chaleur de mois de mai à Paris. Le ciel est toujours pur, et depuis plus de 6 semaines que je suis ici, il n'a plu que deux fois. C'est une chose fort singulière de suer et d'avoir la chemise mouillée en se promenant tranquillement au Retiro ; et de voir de tous côtés des montagnes entièrement couvertes de neige et qui paraissent à un quart de lieue. Elles en sont à 3 ou 4 et sont la cause de beaucoup de maladies à Madrid. Il y a ici un proverbe qui dit : "l'air à Madrid n'éteint pas une chandelle et tue un homme"*. En effet, quand le vent vient de Guadarrama ou des autres montagnes voisines, il est d'un froid très pénétrant et sensible, sans être poussé avec violence et pour ainsi dire, sans que l'on s'aperçoive qu'il souffle.

J'avais bien songé à me mettre en pension bourgeoise, mais outre que je ne croyais pas y être retenu aussi longtemps, j'ai vu que cela ne serait pas plus économique pour un ou deux mois, et cela avait un inconvénient. Comme ici dans les 99 centièmes des maisons il n'y a pas de portier et comme les maisons ne portent pas de numéro, il eut pu arriver que l'embarras de trouver ma demeure eut détourné bien des personnes de venir me voir. Il est d'ailleurs difficile de trouver des gens qui veuillent recevoir un étranger pour un ou deux mois seulement.

J'attends à présent avec impatience la suite des négociations entamées à l'égard du mariage de Pascal, puisque la jeune personne a des qualités auxquelles  on ne peut pas ne pas se rendre. D'ailleurs 80 ou 100 mille francs sont toujours bons à épouser et forment un fond de caractère fort estimable.

Je vois avec bien du plaisir que papa, loin d'être lésé par la nouvelle organisation, se trouve soulagé par l'adjonction de Mr Poujade à sa division, suivant ce que me dit Pascal.

Adieu ma chère maman, je t'embrasse ainsi que toute la famille, de toute la tendresse de mon âme.


* Sobre el famoso vientecillo (légère brise) de Madrid que mata a un cristiano y no apaga (éteint) a un candil.

También se dice :

"El aire es tan sutil que mata a un hombre y no apaga un candil".



" Arrière petits-fils de marchand "


Tu as donc été un peu malade, mon cher Gabriel. C'est un tribut rendu à l'époque des bonbons et des dîners extraordinaires, et j'espère que cela n'aura pas de suite. Cependant, si tu veux te faire commerçant, il faut te faire sobre, car ceux chez qui tu pourrais débuter regardent à la dépense vu qu'ils savent ce qu'il en coûte pour gagner de l'argent, et ils font maigre chair en général. Tous ne sont pas comme M. M. Loffet et Cie qui se font honneur et boivent et mangent bien. Il y en a beaucoup et qui sont estimés, dont les plus grands talents sont l'économie. Il y a bien des maisons où l'on voudra t'inculquer ce principe : on n'a pas plus tôt donné, que l'on n'a plus. Ces maisons, par cette raison, ne donnent pas beaucoup, ou si elles donnent, ne donnent jamais plus de ce qu'elles ont reçu. Cependant, il y a un milieu à prendre en tout et je crois qu'il est facile de distinguer l'économie de la parcimonie.

Du reste, mon cher ami, il me paraît d'après les détails que tu me donnes, qu'il ne faudrait que te mettre la main à la pâte. C'est fort bien, et je commence à voir que l'on peut faire quelque chose de toi. Papa et surtout maman n'auraient jamais pu croire qu'il y aurait autant de goût et de dispositions pour le commerce dans leur famille, et nous prouvons victorieusement que nous sommes arrière petits-fils de marchands. Quant à moi, mon cher Gabriel, j'y prends tous les jours un goût nouveau. Tu ne saurais croire quelle satisfaction intérieure j'éprouve, quand en me promenant au Prado, je vois que chaque homme et surtout chaque femme a payé tribut à notre industrie. Quand je vois une belle boucle d'oreille, ou une bague riche, ou une belle robe en soie, je me dis en moi même : cette femme doit une partie de son éclat à notre travail. Cette parure brillante, elle la doit à notre adresse, et elle ne peut s'habiller sans avoir auparavant fait vivre 5 ou 6 de nos compatriotes. Je suis même tenté de me croire supérieur à des gens qui sont hommes comme nous et qui néanmoins sont obligés de nous rendre hommage et de venir comme en suppliant demander à ceux qu'ils regardent comme leurs ennemis et qu'ils détestent, des vivres, des habillements, des armes, et enfin les choses de première nécessité. Oh ! Quand on quitte Paris et que l'on sort d'un cercle où l'on ne voit que des gens qui ne savent pas ce que c'est que le commerce, on l'estime d'avantage et l'on ne regarde plus ceux qui le font comme des voleurs. Je vois au contraire que certaines espèces de gens comme les procureurs et les huissiers sont vus de la même manière dans tous les pays. Adieu mon cher ami, aime moi comme je t'embrasse.


Bien des choses à la famille Janin de ma part, mille amitiés à la tante Blin quand vous la verrez, et bien des compliments à Robillard au bonheur duquel je m'intéresse autant que personne. Embrassez bien parrain et sa soeur pour moi.