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" Le squelette d'un animal monstrueux ... "

Madrid, ce 09 janvier 1817


Je te suis redevable d'une réponse, mon cher Gabriel, et je m'acquitte de ma dette avec un bien grand plaisir. Si je te croyais encore enfant, je pourrais te faire une lettre de longueur raisonnable, et cependant ne t'entretenir que de frivolités. Je t'aurais fait par exemple le récit d'un spectacle que j'ai été voir pour passer le temps, c'est la naissance de notre seigneur Jésus Christ. On le donne ici depuis la Noël. On voit notre seigneur sortir du sein de la vierge sa mère. Ce ont de petites figures en cire qui représentent la nativité. Mais comme tu es à présent raisonnable, je veux t'entretenir de choses qui puissent t'être utiles, et comme tu parais bien décidé à suivre la carrière du commerce, j'ai pensé qu'il pourrait t'être agréable de connaître un peu les monnaies d'Espagne. Je vais donc t'en donner une idée. Je suis sûr qu'il te sera plus facile de retenir ce que je vais te dire que s'il fallait l'étudier dans un livre. Comme tu vas le voir, le système monétaire d'Espagne est assez simple. Je mets les noms en espagnol et la traduction en français. Les pièces d'Espagne sont :


Pièces d'or

La unza (l'once, qui se nomme plus ordinairement quadruple) vaut 80 francs

La media unza (la demi once ou demi quadruple).............................40

La pieza de quatro duros (le quart de quadruple ou pièce de 4 douros) 20

El doblon (le doublon ou la pistole)...........................................................10

El durito, ou la piastra (la piastre)................................................................5


Pièces d'argent

El duro, ou el peso fuerte (le doure, ou la piastre forte).........................5

El medio duro (le demi doure ou demie piastre).....................................2,5

La pezeta de 5 reales (la piecette de 5 réaux).........................................1,25

La pezeta (la piecette)...............................................................................1,25

La media pezeta (la demie piecette)...........................................................50 c

El real (le réal) se divise en 34 maradevis...................................................25 c                                                                             


Puis

Los dos quartos (pièce de deux quartos)

Un quarto (pièce de un quarto)

(Il y a 34 quartos dans une pezeta ou un franc)                                                                                                     

Los dos ochavos

Un ochavo

(il y a 68 ochavos dans une piezette)


Tu vois mon cher ami que ce n'est pas bien embrouillé. Il te sera fort utile et facile de te mettre cela dans la tête.

La valeur des objets et les comptes des choses les plus courantes s'énoncent presque toujours en réaux, quelque fois en doures quand le compte se trouve juste. Ainsi l'on dit cela vaut 3 réaux (15 sols), 24 réaux (6 francs), 2000 réaux (500 francs). On dit aussi cela vaut 3 duros (15 francs). Comme un réal vaut 25 centimes ou le quart d'un franc, lorsque l'on veut avoir en franc la valeur d'une somme énoncée en réaux, il suffit d'en prendre le quart.

Si tu sais faire la règle de trois, comme je n'en doute pas, ce qui est indispensable pour un commerçant, il te seras facile de calculer ce que valent en sols ou en centimes, les 11 quartos que je paie pour affranchir chaque lettre. En disant si 34 qtos donnent 20 sols ou 100 centimes, combien 11 qtos donneront-ils. Je veux te laisser le plaisir de m'en donner toi même la solution par ta prochaine lettre.

Par la même raison je demanderai à Prudence combien vaut de centimes une orange que je paie ici 4 qtos. Ce sont les plus belles qui coûtent cela. Nous verrons si nous nous rencontrerons et si le résultat sera le même chez vous que chez moi.


Je suis allé ce matin voir le cabinet d'histoire naturelle que possède Madrid. Il est riche et curieux et quoiqu'il ne soit pas aussi abondant que celui de Paris, il possède des animaux que celui là n'a pas. On y voit une quantité prodigieuse de poissons empaillés fort curieux depuis les plus petits jusqu'au plus grands. La collection des oiseaux est également très riche et fort variée. J'y ai remarqué quelques oiseaux de l'Amérique espagnole qui je crois manquent tout à fait au cabinet de Paris. J'ai vu d'énormes pierres de minerai d'or et d'argent, apportées du Pérou. Il y en a une d'argent qui pèse 260 et quelques livres. Une grande quantité d'agates, d'émeraudes et autres pierres précieuses encore brutes et mêlées à la pierre dont il faut les détacher pour les travailler. On voit aussi 8 ou 10 sortes de grandes lanternes d'apparat travaillées et données par les chinois. Tu peux penser qu'elles sont fort singulières, comme tout ce qui nous parvient de cette nation.

Enfin, ce qui a le plus attiré mon attention et ce qui est une richesse particulière à ce cabinet, c'est un squelette entier formé sans les yeux et par les soins d'un savant naturaliste, d'os trouvés dans des excavations très profondes et qui rassemblés ont formé parfaitement le squelette d'un animal monstrueux dont la race est sans doute perdue à présent, mais qui a dû exister. Il est impossible d'en douter lorsque l'on considère la concordance parfaite de ces os les uns avec les autres, qui ont été trouvés et qui rassemblés et distribués forment un corps d'animal parfait. Cette énorme bête était infiniment plus grande et plus grosse que l'éléphant. Elle avait le corps à peu près taillé dans les mêmes formes et proportions*.

Comme aujourd'hui c'était jour de public, je n'ai pu me rien faire expliquer et je n'ai pas vu deux ou trois salles particulières qui ne se montrent pas les jours d'entrée. Je compte y retourner une autre fois soit avec un billet particulier, soit par le moyen de 8 ou 12 réaux que je donnerai au gardien.


Depuis quelques jours, comme je compte bientôt partir, je me suis mis à voir ce qu'il y a ici. J'ai été au deux spectacle le jour où le Roi y était. J'ai vu le palais du Roi, le cheval de bronze. Je visite aussi les églises. Je vous donnerai incessamment des détails sur tout cela. Adieu mon cher Gabriel, comme c'est à toi seul que s'adresse la présente, tu es chargé du droit d'embrasser toute la famille pour moi comme je t'embrasse à ton tour pour toute la famille et pour toi. Aime toujours ton frère comme il t'aime et nous ferons joliment notre petit commerce quand le temps en sera venu, surtout si les circonstances sont plus favorables. Laisse faire va, ça ira ; apprends ferme l'allemand qui te conduira aux langues de tous les pays du Nord ; moi je sais l'espagnol et presque déjà le portugais, ce ne me sera qu'un déjeuner d'apprendre l'italien si le besoin s'en présentait ; aussi à nous deux nous serons en état de parler à toute l'Europe.


Pr. Piet


* Il s'agit d'un mégathérium. Pour plus d'information, cliquer :