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" Il m'est arrivé souvent de me tâter, comme sosie... "

(Madrid) ce 06 janvier 1817


J'espère, ma chère Prudence, que l'indisposition que tu as éprouvée n'a pas eue de suite et que tu es en état à présent de faire honneur à nos soirées et aux bals où tu pourrais être invitée, quoiqu'il n'y en aura pas beaucoup je crois cet hyver à Paris. J'ai trouvé les raisonnements que tu fais sur le parti que l'on t'avait proposé fort sages. Tu ne dois pas t'inquiéter à cet égard, avec un peu de patience tu finiras par trouver ton lot ; et quand il s'agit d'une affaire aussi sérieuse, on ne peut jamais se plaindre d'avoir différé lorsqu'on ne le fait pas sans raison, tandis qu'on pourrait se repentir de s'être trop précipité. Et c'est alors pour longtemps.


Tu parais avoir pitié de moi, ma chère amie, et me plaindre de ce que je suis obligé d'ôter mes taches (que tu écris à tort avec un accent circonflexe), décrotter mes souliers, enfin trotter dans la boue et ne trouver qu'une mauvaise nourriture. Hé ! Ma sœur, c'est là le plus beau du métier. A quoi me servirait de voyager en Espagne, s'il ne s'y trouvait rien d'extraordinaire, et la belle mine que j'aurais à venir raconter à mon retour que tout ici est comme à Paris, que j'ai toujours bien bu , bien mangé, bien dormi, et voyagé sans crainte et sans peine dans une bonne voiture. Autant aurait valu, me dirait-on, prendre un fiacre et aller à 15 lieues, vous en auriez autant à dire. Jamais au contraire je ne suis aussi content que quand je suis en route. D'abord, j'ai l'esprit libre de soucis et je ne songe pas aux affaires en la moindre des choses. Si par bonheur j'ai un compagnon, oh ! Alors, je suis l'homme le plus heureux du monde, et plus nous éprouvons de contrariétés, plus nous rions. Tout devient un sujet de remarques plaisantes. Quand je suis seul, je ne suis pas moins content. En premier lieu, la privation de la conversation n'est rien pour moi. Et je ne veux pour témoin de ce que je ne suis pas bavard que Philippe, qui quand nous couchions dans la même chambre, faisait tous ses efforts pour me faire parler et se trouvait toujours réduit à parler tout seul. Ensuite j'ai le loisir de songer à vous. Tout ce qui m'arrive, tout ce que je vois je le rapporte au moment où je serais de retour. La gaieté qui m'avait abandonné pendant ma longue maladie m'est revenue tout à fait, et elle est d'un bon secours pour me distraire. Quelquefois au plus fort du mauvais temps, dans les chemins les plus affreux et les plus pénibles, ou dans de misérables auberges où l'on ne voit le jour que par le trou de la cheminée et qui sont dépourvues de tout absolument, où l'on nous donnait une fourchette en cuivre et un verre pour 5 ou 6, je ne pouvais m'empêcher de rire dans ma barbe de me voir là. Il m'est arrivé souvent de me tâter, comme sosie, pour m'assurer que le Prosper qui était là était bien le même que celui de Paris. Tout d'un coup l'imagination me transportait dans ces beaux salons richement éclairés, et je me trouvais en escarpins fins, en bas de soie blancs, en culotte blanche, dans une toilette enfin qui m'avait coûté une heure de travail, où l'on se demande poliment pardon lorsque l'on passe l'un devant l'autre ; et revenant aussi rapidement à moi, je me voyais dans un accoutrement sale, crotté jusqu'à l'échine, avec du linge dont je n'avais pas changé depuis 4 ou 5 jours, au milieu de 3 ou 4 rustres qui sortaient de panser leurs bêtes, qui n'avaient pas lavé leurs mains ni leur visage depuis deux ou trois mois et qui ne se gênait pas pour donner libre cours à la nature par en bas comme par en haut.    Tu croiras peut-être que la comparaison de ces deux états si différents m'était désagréable ? Pas du tout, j'en riais, je tâchais de mettre mes compagnons en belle humeur en leur faisant boire une goutte de bonne eau de vie que je portais toujours avec moi. Alors je les questionnais, je les faisais causer. Je me plaisais à examiner leurs préjugés, leur manière de vivre, leurs espérances, leurs vues, leurs intérêts ; et c'était pour moi un grand plaisir de comparer leurs manières et leurs idées avec les nôtres. Oh ! Je ne suis jamais plus heureux que  quand je suis en route. Je me laisse traîner tout doucement soit par une mule, soit dans une voiture, sans songer à rien sinon que quand je me vois au bout du chemin dont auparavant je ne voyais pas la fin, je me dis : c'est autant de plus de fait et autant de moins à faire. Je n'ai alors aucun chagrin, ceux que m'avaient occasionné momentanément les affaires, je les laisse derrière dans les villes qui les avaient fait naître. Si j'ai un mauvais lit je dis : celui qui m'attend à Paris est meilleur. S'il m'arrive quelque accident désagréable : c'est bon (dis-je quand il est passé), cela fera fort bien la matière d'une conversation intéressante au coin du feu. En attendant le temps passe, les événements se succèdent et me font faire des réflexions qui ne seront pas perdues.


En voilà beaucoup, ma pauvre Prudence, sur le même sujet et du sérieux. J'avais cependant le dessein de t'entretenir de choses plus gaies. Je voulais entre autres te parler de ce qui se passe au spectacle quand le Roi et sa famille y est. Ce sera pour une autre fois, ou si je ne vous le raconte pas, je le consignerai dans mon journal. J'avais aussi l'intention de répondre à Gabriel, mais je le ferais par la première lettre. Il semble qu'il y ait un malheur attaché aux dîners de famille chez Mme Delamarre puisque toujours il se passe ces jours-là quelque chose de désagréable pour nous. Je serais bien content d'apprendre que Pascal eut retrouvé sa pièce d'or, et plus content encore d'apprendre son avancement.


Adieu, ma chère Prudence, je t'embrasse de tout mon cœur pour toi et toute la famille. Toi qui es à présent une femme raisonnable, représente à maman que je ne suis plus un enfant et qu'elle ne craigne pas que je perde courage pour de légers revers comme ses exhortations réitérées me font penser qu'elle le fait. Dis-lui que je suis un homme à présent, que je me sens capable de supporter des chagrins plus grands et que le seul courage qui me manque c'est celui de rester loin de parents si chéris.


Fait mille amitiés au cousin et à la cousine Piet de ma part et dit leur que je suis très sensible à leur souvenir. Bien des choses à Florentin qui j'espère se porte bien.

Pr. Piet


Dans une huitaine de jours je compte partir.