PP13

" Faire la feinte une deux "

Madrid le 12 décembre


Il me parait que tu te lances, mon cher Philippe ; les armes, la chasse, la société, tu dois maintenant savoir parfaitement parer tierce, parer quarte, faire la feinte une deux. Ce sera un plaisir quand je reviendrais, tu me remettras au courant et nous nous battrons comme des enragés. Et le violon ! Ah ! Mon pauvre ami ! Cela me manque. J'ai une envie terrible de faire de la musique, et je ne puis la satisfaire. Je n'ai pas encore pu trouver un violon dans Madrid. Si j'étais resté plus longtemps à Bilbao, j'étais engagé à aller faire des quatuors dans une maison. Mais tu sens que mes affaires et une autre envie beaucoup plus forte l'emportaient. Je t'engage à ne pas négliger cet article. Nous serons bien heureux à mon retour de pouvoir faire de temps en temps quelques duos. Notre musique si rebattue nous paraîtra toute neuve alors.

Je vois avec peine que l'état des choses chez Piet le notaire ne t'offre pas une espérance d'avancement. Il eut été sous tous les rapports, fort agréable et utile pour toi de travailler sous sa direction. Mais comme tu le dis toi-même, que ne peuvent les coups du hasard.

Tu désires que je te dépeignes Madrid dans toutes ses parties. Mais je ne le connais pas encore assez pour te donner des détails un peu circonstanciés. Madrid n'est pas grand pour une capitale. On peut le comparer à Bordeaux. Les rues sont en général fort belles et fort larges. La promenade, nommée le Prado, est comme je vous l'ai dit, ce qu'il peut y avoir de plus beau dans ce genre. Figures toi une allée principale plus large que l'allée du milieu des Thuileries et quatre fois aussi longue. Aux deux bouts et dans le milieu une belle fontaine circulaire représentant ou Neptune ou l'Espagne. D'un côté de l'allée principale, il y en a encore deux ou trois fort belles pour les promeneurs à pieds et de l'autre une large jetée pour les voitures. Malheureusement, les carrosses ici ne sont pas brillants. Ceux même de la cour, excepté celui du Roi, sont traînés par de grandes mules à grandes oreilles et attelées à des cordes. La forme des carrosses est d'ailleurs si antique ! Il n'y a point de siège pour le cocher qui monte en forme de postillon, même pour les voitures à deux chevaux. Le théâtre du prince, qui est le plus beau, est plus petit que les Variétés. Le jour où le Roi n'y va pas, il est fort mal éclairé. Les acteurs y sont assez bons. Il y a entre autres, un tragique nommé Marquez qui est le Talma de l'Espagne. Ce serait même vouloir se faire tuer sur place que de le lui comparer, quoiqu'il lui soit inférieur, tant les espagnols en sont jaloux. Ils le nomment l'incomparable. Ce Marquez a vraiment du talent. Il joue aussi la comédie. Je l'ai vu dans les "Deux Gendres". Car ici, ce sont presque toutes pièces françaises traduites en espagnol. Il m'a fait au moins autant plaisir que Dormas. On donne ici "Joconde", "La jeune femme colère", "Le médecin turc", "Jean de Paris" ; enfin toutes les pièces qui ont eu quelques succès chez nous. Le spectacle se compose en général d'une grande pièce, d'un divertissement qui est une mauvaise farce qu'on ne donnerait pas chez Brunet, et d'une danse nationale nommée le boléro ou le fandango. Ces deux danses sont fort agréables quand elles sont bien dansées. Tous leur mérite consiste dans la grâce des positions du corps qui sont très voluptueuses. Du reste, il ne faut pas s'attendre à trouver le même mouvement, la même industrie qu'à Paris. D'ailleurs, les mines ont l'air triste et conspirateur. Les amis s'abordent en se parlant bas. La politesse espagnole, malgré leur fierté, est beaucoup plus basse et lourde que la nôtre. Quand ils veulent faire les gracieux, ils ont la tournure de l'âne qui cherchait à jouer de la flûte et s'admirait bêtement après en avoir tiré un son.

Voila à peu près, mon cher ami, les seuls détails que je puisse te donner sur Madrid. J'aurais désiré qu'ils portassent sur des choses plus importantes comme l'administration, la justice. Mais je ne suis point à même de m'instruire sur ces sujets, quoique je le désire beaucoup. Je n'ai pas encore vu les églises non plus. Au sujet de la justice, j'oubliais de te dire qu'un voyageur de mes amis a vu un procès fort simple ici. Les juges lui ont dit qu'il pouvait s'en retourner en France, aller voir l'Angleterre, l'Italie et la Russie, et qu'il reviendrait encore à temps pour assister au jugement. Tu vois qu'ici comme ailleurs, la justice est un peu injuste et qu'il ne faut pas avoir à faire à elle.

Adieu, mon cher Philippe, porte toi toujours bien et aime moi comme je t'aime.

Ton ami Pr Piet

Dis bien des choses à Piet le notaire de ma part et embrasse ma cousine pour moi et pour toi. Fais bien mes compliments à mesdames et Mr Delamarre. A la prochaine leçon avec Gravelle, dis lui combien je suis sensible à son souvenir et que je lui retourne mille compliments ; que je me suis débité de ses amitiés et qu'il aura à se débiter à son tour de mon affection.



" Gagnepetit "


Courage mon cher Gabriel, courage ! D'après tes lettres et ce que me dit papa, tu travailles comme un enragé. Tu as grandement raison, et tu dois sentir que tout ce que tu apprends, c'est pour toi un pas de plus fait vers l'état que tu embrasseras. Tu fais fort bien d'employer tous tes efforts à vaincre les difficultés de l'allemand, puisque lors même que cela ne servirait pas à te faire préférer à un autre pour voyager en Allemagne, tu sais que la correspondance est un point fort important dans une maison de commerce. Lorsque tu sauras cette langue, ce ne sera qu'un jeu pour toi d'en apprendre une autre si tu as du goût pour ce genre d'étude, qui selon moi a beaucoup d'attraits. Ou si tes affaires ou celles de la maison dans laquelle tu pourrais te trouver employé l'exigeaient. Tu es déjà trop fort pour moi, car je n'ai pas bien compris la phrase allemande qui termine ton avant dernière lettre.

Tu me dis dans ta dernière que tu n'aimerais pas le détail. Il est certain que le petit détail est désagréable. Mais il y a des maisons à Paris et dans tous les pays qui quoique faisant le détail sont aussi estimées que ceux qui font le grand commerce. Il y a par exemple à Paris certaines maisons comme le "Gagnepetit"* dans la rue des moineaux, Cheuvreuse* et Aubertot* et autres, que j'entends tous les jours citer dans les maisons de Madrid et partout où je vais, pour leur manière de travailler, leur probité, leurs principes. Ces sortes de maisons qui font venir de Belgique des draps, d'Angleterre des toiles de coton, de Hollande des toile de fil, des colonies des denrées ; et qui dans tous ces pays sont connues pour n'avoir jamais fait perdre un sol à personne, pour avoir toujours rempli leurs engagements avec une probité rigoureuse ; ces maisons dis-je jouissent d'une considération qu'on peut envier. Et quand on a un nom respecté et connu dans toute l'Europe, il me semble qu'on peut ne pas craindre de dire en se présentant quelque part que ce soit : je suis commerçant. Qu'en penses tu mon cher Gabriel, cela vaut bien la peine que l'on se donne avant d'en venir là. Il est également impossible de ne pas voir que plus on s'instruit, plus on accroit les moyens de travailler avec succès. Cherchons donc chacun de notre côté à acquérir toute l'instruction possible. Nous verrons ensuite si le sort permettra que nous les réunissions pour obtenir un résultat également avantageux à tous deux. Je reste sur cette idée et t'embrasse en attendant comme je t'aime.

... Fort peu, fort peu de chose à faire ici. C'est désespérant. Je vois bien que j'en aurais pour un bon mois et pour ne rien faire.

Prosper


* Casimir Cheuvreux (1766-1846) fonde la maison de commerce "Cheuvreux-Aubertot". Son oncle, Casimir François BOURUET, tient le magasin "Le Gagne-Petit".

https://fr.wikipedia.org/wiki/Casimir_Cheuvreux


Casimir François Bouruet est référencé sur Geneanet : http://gw.geneanet.org/favrejhas?lang=fr&p=casimir+francois&n=bouruet