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" Le commerce se perd de jour en jour "

Madrid le 09 décembre


Mes chers amis, après avoir été longtemps privés de vos lettres, j'ai enfin trouvé ici un paquet qui comme vous pensez m'a fait beaucoup de plaisir. Puisque vous m'avez tous écrit, je vais tâcher de répondre à chacun de vous et de satisfaire à vos questions.


Monsieur Piet Père

Tu désires mon cher papa savoir le résultat de ma seconde visite à la sœur de Mlle Brunel ; j'ai en effet oublié de te parler de cette affaire. Comme je n'ai rien eu à faire à Bordeaux, je ne me suis point trouvé dans le cas de mettre à profit les offres obligeantes qu'avait bien voulu me faire Mme Longchamp et j'ai cru alors devoir ne pas l'incommoder par une seconde visite. Je n'ai eu, comme je vous l'ai déjà dit, qu'à me louer de l'accueil qu'elle m'a fait et je te prie d'en témoigner ma reconnaissance à mademoiselle Brunel si tu en trouve l'occasion. Je suis très sensible à l'intérêt que me porte monsieur Syeyes(?) et quand tu le verras, offre lui mes respects.

Je suis toujours, comme tu penses bien mon cher papa, occupé à chercher ce qui pourrait être utile à la maison ; mais je vois avec douleur qu'au lieu de pouvoir s'améliorer, le commerce se perd de jour en jour. Il est plus triste qu'on ne peut se l'imaginer, les circonstances et les gouvernements y mettent plus d'entraves chaque jour. On ne pourrait croire en France l'état de misère et de pénurie où se trouve le triste pays que je parcoure. Sur les routes on rencontre quelquefois deux ou trois villages de suite brûlés et abandonnés. Partout on ne voit que des terres incultes ; dans les villages qui ne sont point déserts, la jeunesse est mutilée. Les uns ont perdus une jambe, d'autres un bras, un œil. Dans les villes, les boutiques restent inutilement ouvertes toute la journée. Les troupes et même les officiers ne sont point payés et j'ai vu deux épaulettes venir en cachette demander, la larme à l'œil, une aumône pour avoir du pain. On parle dans ce moment d'un emprunt que l'état voudrait faire au commerce. Je ne sais pas au juste ce qu'il en est, parce qu'ici, on ne parle point politique. Sur toute notre route, nous avons recueilli le bruit qu'une province de France s'était de nouveau soulevée ; on nous dit même à Valladolid que l'ambassadeur français à Madrid était parti pour la France. Je n'ai jamais ajouté foi à ces bruits ridicules et vos lettres qui ne me disent rien à ce sujet, me tranquillisent parfaitement.

Je m'attendais chaque jour à apprendre que Parrain se décidait à prendre sa retraite. Je crois que c'est une bonne chose pour lui, puisqu'il pourra maintenant vivre tranquillement, sans avoir toujours là cette idée gênante qu'il ne remplissait pas sa place, lui qui est si rigide à cet égard et si strict à remplir ses devoirs. Je compte lui écrire la semaine prochaine. J'apprends avec bien de plaisir par maman que cette résolution ne lui a pas occasionnée de secousse.

Tu me marques par ta lettre du 9 novembre que M. M. Loffet s'étonnaient de ne point recevoir de lettres de moi. Je n'ai pas cru devoir les instruire de mon départ de Bayonne et de mon arrivée à Bilbao, parce que j'étais toujours attendant que j'eusse quelque chose d'intéressant à leur marquer. Ce n'est point la paresse qui m'a retenu, car à Bilbao j'étais toujours cherchant quelque chose à faire. Je ne me suis arrêté à Burgos que le temps nécessaire pour attendre mes malles et à Valladolid je les ouvertes à leur arrivée et je suis parti le lendemain. M. M. Loffet se sont sans doute impatientés et s'impatienteront encore plus d'une fois de ma lenteur. Mais mettez vous bien dans la tête mes chers amis et faites leur bien entendre qu'on ne voyage pas en Espagne comme en France, et qu'à moins de prendre la poste, ce qui est excessivement coûteux et ce que je ne puis faire, on ne fait pas plus de huit lieues par jour soit à pied, soit à cheval, soit en voiture. Il n'y a pas de services établis comme en France. Les voitures ne changent jamais de mules dans la plus longue route, et les mules ne peuvent pas soutenir un long chemin à la course. D'ailleurs les conducteurs qui ne changent pas non plus sont obligés de faire la route à pied. Songez du reste que je suis plus pressé que personne d'achever ce voyage qui n'offre aucun agrément. Je m'impatiente également pour la dépense que je suis obligé de faire tant pour le transport de mes malles que pour moi. On n'a pas honte ici de nous demander une onze (80 francs) pour vous conduire soit à cheval, soit en voiture à 15 ou 20 lieues. Déjà mon compte de voyage s'étend à plus de deux mille francs et je n'aperçois pas que j'ai fait la moindre dépense inutile. Quant à moi, je dépense pour le coucher et la nourriture en route comme en ville de 6 à 8 francs par jour. On ne peut pas faire moins, et pour ce prix dans les chemins je dîne et je soupe avec une soupe et deux œufs ou autres drogues et souvent sans vin. Quant au lit, quand il y en a dans les auberges, c'est un matelas en paille et un oreiller. Bien heureux d'avoir avec moi mes draps et mon karrick.

Quant à la recommandation que tu m'offres, elle me serait inutile. Je n'en n'aurais besoin que dans le cas où il m'arriverait malheur. Mais je ne suis nullement dans ce cas-là et vous pouvez être extrêmement tranquilles. Nous sommes ici un très grand nombre de français.

Je ferai tout mon possible pour n'être pas retenu ici plus de trois semaines, ou dans tous les cas plus d'un mois. Je vous parlais dans ma dernière lettre de m'écrire à Cordoue, mais décidément je ne m'y arrêterai pas et j'irais d'ici droit à Séville. Je serais 8 ou 9 jours en route. M. M. Loffet vous diront à qui vous devrez adresser vos lettres. Dorénavant j'irais un peu plus vite, parce que je vois que le commerce est trop nul pour que je doive m'arrêter dans des petits endroits. Si je puis trouver une voiture qui prenne en même temps mes malles je perdrai moins de temps. On avait parlé d'aller à la Corogne, mais j'apprends de tous côtés que le commerce y est tout à fait mort et d'une autre part il n'y faut plus songer, les neiges rendent les chemins impraticables.

Vos lettres n° 3 et 4 m'ont été remises à Vittoria. Vos n° 5, 6 et 7 me sont parvenues ici, où je suis arrivé avant hier soir, samedi. Je n'ai pu les avoir que ce matin. Je m'aperçois que j'ai jusqu'à présent oublié de mettre un numéro aux miennes, je vais recommencer et tâcher de suivre la série. Je recommence au numéro 10. J'ai reçu aussi ce matin une lettre de M. M. Loffet. Je crois, mon cher papa, avoir répondu à toutes tes lettres, il ne me reste plus qu'à t'embrasser de toute mon âme.



" Quant à l'article du tabac... "


Mme Piet

Je m'attendais bien, ma chère maman, à recevoir la nouvelle que vous me donnez de la mort de Blin. Il se trouvait dans une position où l'on ne peut pas regarder cet événement comme un malheur. Les tristes réflexions qu'il vous a fait faire, je les avais déjà faites aussi. Quand on songe à cet abandon réciproque, à cette absence totale de sentiments d'amour filial, on frissonne. Mais quel doux sentiment l'on éprouve après, quand on jette un regard sur la douceur que répand dans notre intérieur notre union et notre confiance mutuelle. Que ne ferions-nous pas pour conserver ce bonheur qui ne dépend que de nous. Ah ! Vous pouvez être tranquilles, nous nous aimons trop tous, lors même que nous ne serions pas aussi liés que nous le somment, pour vous donner le triste spectacle de la désunion entre nous. Quoique éloigné de toi, ma chère maman, soit parfaitement tranquille sur mon compte ; malgré ma jeunesse et l'absence de tes conseils, je vous rapporterai les principes que vous nous avez inculqués et j'espère que tu retrouveras le même Prosper qu'auparavant.

Quant à l'article du tabac, je me doutais bien que vous alliez vous jeter sur moi à corps perdu, et que tu me prendrais au défaut de la cuirasse, c'est à dire du côté du cœur. Aussi rassurez-vous tous, depuis Bilbao j'ai usé la moitié d'un cigare, c'est vous dire que j'y ai renoncé. Cet article-là ne sera pas fort dans ma dépense.

Toutes tes questions relatives à mes succès dans les affaires se trouvent répondues par mes précédentes ; et comme tu le vois par ce que je dis à mon père, peu d'espoir pour l'avenir. Il faut en passer par là.

Ce pauvre parrain ! Cela me fend le cœur de le voir forcé de renoncer successivement à ses habitudes et à ses idées. Le peu d'impression que lui font des événements qui devraient lui en faire beaucoup, nous prouve le peu de force qui lui reste. Je redoute bien pour lui le voyage. Un déplacement si considérable à son âge. Le changement de localités, de climat, de société, l'éloignement de tous ses amis. Je crains bien que tout cela ne lui porte un coup funeste. Quant à son projet pour les colonies, c'est une occupation qu'il faut je crois lui laisser. Dieu veuille le préserver de plus grandes infirmités. Je le désire pour lui, pour nous, pour sa sœur surtout.

Adieu ma chère maman, il faut faire la part à chacun et je te quitte pour dire un mot à Prudence. Adieu encore une fois, je t'embrasse comme je t'aime.



"  ... vous avez écarté la chose bien vivement "


Prudence

Tu dois croire, ma chère amie, que ta résolution de faire un journal en ma faveur m'a causé beaucoup de plaisir, et je t'engage à continuer. Aies toujours sur ton secrétaire une feuille de papier et quand il te vient une idée, couche-la sur le journal. Tu peux compter que tout ce qui t'intéressera sera également très intéressant pour moi. Tu ne le croiras peut-être pas, et pourtant cela est vrai : avant d'ouvrir vos lettres, il me vient dans l'idée qu'il y serait question de ce dont on y parle relativement à toi. Il me parait que vous avez écarté la chose bien vivement. Cependant avant tout, c'est toi qu'on doit consulter et il est certain que je n'aimerais pas non plus à voir entrer dans la famille une mine de docteur, quoiqu'il y ait des....



Malheureusement, la suite de cette lettre est perdue...