PaL6

"  Prends, je te prie, la mule, et laisse le cheval   "


Paris ce 7 novembre 1816


La relation* de ton entrée en Espagne, mon cher négociant, nous est arrivée le premier novembre. Elle a été lue en famille, comme tout ce qui vient de toi. Elle nous a fait un sensible plaisir, et nous a fait éprouver à chacun de nous diverses sentiments suivant le jugement que chacun a porté sur les impressions de plaisir, de crainte, de contrariété, de joie etc. que tu as ressenties, et que tu as si bien peintes ! La vue de la mer a dû te ravir ? Je regrette, toujours ayant été si près de Bordeaux, de n'avoir pas été m'en donner une idée. Si je suis assez heureuse pour aller voir encore une fois notre famille saintongeaise, je ne laisserai pas échapper l'occasion. La première chose qui me serra un peu le cœur dans ta lettre fut de te voir livré à un jeune muletier ; je croyais qu'on allait que par caravanes dans certaines routes ? J'aurais au moins voulu te voir ton compagnon de voyage qui devait te suivre jusqu'à Madrid, mais il parait qu'il t'a lâché. La seconde fut de te voir sans guide au milieu de quatre chemins ; heureusement que tu ne fus pas long à le retrouver. Cette idée donne chair de poule !      Et toi, ne suais tu pas à grosses gouttes ? De te voir à la veille de devenir un nouveau Gil Blas. Dorénavant, prends, je te prie, la mule, et laisse le cheval, puisque l'une va plus vite que l'autre. Enfin, l'orage, la pluie, ses maudites routes de traverse etc. ne donnent le temps de respirer que lorsqu'on arrive avec toi à Bilbao. J'espère que tes boutons ne sont qu'une suite de la chaleur que t'a occasionné le voyage. Tu arrives à la source des fruits propres à te rafraîchir le sang. Je ne saurai trop te répéter de conserver une santé qui appartient à tant de personnes que tu aimes, et qui te payent bien de retour. Tu ne nous dis rien de tes malles, nous présumons qu'elles te suivent. Les as-tu ouvertes ? As-tu étalé ta marchandise aux yeux des chalands ? En as-tu eu, des chalands ? As-tu été plus heureux que tes concurrents ? As-tu négocié quelque affaire ? Combien il nous tarde d'avoir tous ces détails. Tu as sans doute séjourné quelques jours à Bilbao, Vittoria, Burgos, et tu dois être arrivé à Madrid ; c'est là que nous t'adressons encore cette lettre. Nous en attendons une de toi par le premier courrier qui arrive demain, ce qui donnera le temps d'y répondre, celle-ci ne devant partir que samedi. Je laisse aux hommes d'affaires à te parler des mouvements occasionnés dans l'administration par la démission de ton parrain, qui n'a pas éprouvé de secousses nuisibles à sa santé comme il y avait lieu de le craindre en faisant un si grand sacrifice. Il se dispose à faire celui de quitter Paris pour suivre sa sœur à Nantes. Sa faiblesse ne ralentit pas son attachement pour vous : il aurait voulu, et avait demandé que Pascal profitât de sa démission pour monter d'un grade. Il s'occupe, telles bonnes raisons qu'on puisse lui donner pour l'en détourner, d'un projet pour les colonies dans la vüe de te laisser une fortune considérable. Enfin mes chers enfants vous aurez eu le bonheur, dès votre plus tendre enfance, d'avoir un bon ami ! Votre père en a senti tout le prix ; je redoute leur séparation. En parlant d'amis, Gabriel s'en est fait à la pension qui lui restent très attachés, qui paraissent faire des jeunes gens intéressants, avec lesquels il a une correspondance très étendue, qui porte sur des sentiments qui font l'éloge de son cœur. Ce que j'admire en lui, c'est que tout de suite, se mettant au-dessus de cette petite vengeance d'écolier, il se soit abstenu de parler mal en aucune manière de la pension dont il sort. Il ressemble à une pendule bien réglée, il travaille sans relâche à toutes les études qu'on lui a imposées. Le maître d'allemand, tout froid qu'il est, le mettrait dans sa chemise pour le réchauffer s'il avait froid. Il vient de prendre le maître d'Adèle pour le dessin, qui en est déjà content quoiqu'il n'y ait encore que deux leçons. Je crois que tu te feras honneur de ton collaborateur. Je te quitte aujourd'hui mon ami sans te dire adieu, j'espère bien encore causer un peu avec toi. (mère)


* Relation

...

(6) Récit, narration d'un fait, d'un événement.

"M. de Saint-Surin m'a fait là-dessus d'excellentes relations", [Guez de Balzac, Liv. V, lett. 8]

"Adieu, je sens que l'envie de causer me prend, je ne veux pas m'y abandonner : il faut que le style des relations soit court", [Sévigné, à Pompone, 17 nov. 1664]

"Vous me faites une relation divine de votre entrée dans Arles", [Sévigné, 6 mars 1671]

"Qui croirait que cet Alfred [roi d'Angleterre], dans des temps d'une ignorance générale, osa envoyer un vaisseau pour tenter de trouver un passage aux Indes par le nord de l'Europe et de l'Asie ? on a la relation de ce voyage écrite en anglo-saxon", [Voltaire, Mœurs, 26]

"J'ai reçu… une lettre que je ne me lasse point de relire, et qui contient des relations d'un paysan plus sage, plus vertueux … que tous les philosophes", [Rousseau, Lett. à Hub. 24 déc. 1761]

"Ils [les Spartiates] reçurent de Lysander, général de leur armée, une lettre conçue en ces termes : Athènes est prise. Telle fut la relation de la conquête la plus glorieuse et la plus utile pour Lacédémone", [Barthélemy, Anach. ch. 48]


Terme de relation, se dit des mots donnés par les voyageurs comme étant employés dans les pays qu'ils ont visités.

Dictionnaire Le Littré




" Après les épines viennent les roses "


Jeudi, 7 novembre 1816

Tu en as éprouvé de rudes, mon cher Prosper, mais console toi, après les épines viennent les roses. Jusqu'à présent tu n'as eu que de mauvaises routes, mais maintenant te voilà en bon chemin. Plus tu avanceras dans l'Espagne, plus tu trouveras de meilleures auberges que celles des Pyrénées ; tes mauvais dîners devant, ce me semble, te rappeler un peu les dîners de pension, mais bas ! Une fois que tu seras accoutumé à tout cela, tu ne t'en apercevras plus. Oh ! Puis tous ces petits déplaisirs ne seront-ils pas compensés par le plaisir que tu auras lorsque tu pourras faire de bonnes affaires pour messieurs Loffet et Baillot. Ah ! Qu'ils te rendent bien l'attachement que tu as pour eux. Mr Baillot sort d'ici, il était tout inquiet de ce que tu ne leur avais pas écrit depuis ton entrée en Espagne. Peut-être as tu écris, alors ils recevront la lettre demain.


Je ne voyage pas dans les nues comme toi, mais il me semble que je vais monter au ciel lorsque je suis au bas de la rue Meslée. Je crois toujours que j'en aurai pour un an avant d'arriver aux petits violons rouges. De même au moral : il me semble qu'il se passera encore un siècle avant que je n'entre dans une maison de commerce, mais dieu merci, ce ne sera pas si long, et je tue le temps autant que possible... en travaillant s'entend. D'ailleurs autant j'aimais à paresser en pension, autant j'aime à travailler maintenant et plusieurs raisons m'y engagent. J'ai à me rendre digne de la confiance que papa a mis en moi, et je sens que maintenant le travail est nécessaire à mon avancement. Il me semble que depuis que je suis sorti de pension, j'ai trois ans de plus pour la raison, à moins qu'elle ne me soit poussée tout d'un coup. Quant à l'allemand, car c'est toujours où j'en reviens, je sais enfin les verbes actifs et passifs réguliers, je puis donc faire des thèmes tout seul, sans que mon maître ait besoin de me dire comment se disent la moitié des mots, parce que ce sont des verbes. Aussi m'amusai-je à faire, outre les devoirs, quelques petites phrases par ci par là, c'est pourquoi je te dirai en allemand :










" Tu n'as pas encore pris le bonnet de magicien "


Mon cher ami,

S'il est vrai que tu n'as trouvé que mauvaises routes et mauvais dîners, tu auras eu l'avantage de n'avoir pas mangé ton pain blanc le premier ; mais tu vas arriver à Madrid et certaines lettres de recommandation te vaudront de bons repas. Pour peu que les affaires prennent en cette ville, comme il n'y a pas à en douter, tu te féliciteras d'un voyage qui t'auras fait faire un grand pas dans ta carrière commerciale. Tu ne dois pas t'étonner d'être resté encore un peu parisien, même au-delà des Pyrénées. D'ailleurs, tu n'as pas encore pris le bonnet de magicien, et pris séance par terre au milieu des basques de six pieds, mais tu te familiariseras tellement avec eux que tu seras tenté de nous en ramener pour en faire des tambours majors dans la garde royale, ou plutôt tu ne songeras plus à Paris pour les habitudes, et il n'y aura que ton cœur qui t'y portera.


Je plains mon sort d'avoir embrassé un état qui me tienne lié dans la capitale, et qui me contraigne à rester aussi casanier qu'un lapin apprivoisé qui ne connait pour nourriture que les choux plantés autour de sa cabane. On répond que les voyages présentent quelquefois de rudes épreuves, mais quand on a de l'âme et qu'on se veut homme, on sait les traverser, et les avantages qu'on retire de ces voyages vous mettent au-dessus de ce qui vous entoure et des gens de votre état, pour multitude de choses. La providence a voulu que nous suivions deux routes tout à fait différentes ; faisons pour le mieux chacun dans la nôtre, sans envie, et sans jamais oublier, quoique portés loin l'un de l'autre.


J'ai commencé les armes, ainsi que je te l'ai dit dans ma dernière lettre. Je vois que je ne suis pas plus gauche que d'autres. Quant au violon, jouant toujours sur ton instrument, j'ai beaucoup adouci mes sons, et augmenté la facilité de l'archet. Ton retour me sera utile pour ces deux articles. Je suis toujours chez Mr Jallabert, parfaitement hébergé, avec d'excellent camarades, et travaillant à force. Il est très possible que je me fixe là. L'époque à laquelle je prévois que le second clerc prendra le grade suprême autre part que chez nous, serait celle à laquelle j'espère pouvoir remplir sa place. D'un autre côté, il n'y a pas de grands débouchés chez Piet. Après celui qui est second clerc chez lui et qui ne se dispose pas à en sortir, la place est promise au troisième clerc actuel. C'est après ce dernier que je prends rang parmi les concurrents ; de sorte que je compte plus sur la première opération. Cependant, que ne peuvent les coups du hasard ! Je ne suis nullement pressé.


Quoique le fond du travail auquel je dois m'adonner m'occupe particulièrement, cependant je ne néglige pas les accessoires. Former mon écriture, mettre exactement l'orthographe et la ponctuation, faire aisément une règle quelconque d'arithmétique et notamment les règles d'intérêt, et la réduction des livres en francs, et francs en livres. Même faire une lecture quelconque et qui ne soit point choquante, sont des choses que je regarde comme nécessaires dans mon état et dans le monde. Je tâche de me perfectionner sur toutes ces choses. Il ne me manque que deux choses : le courage d'aller en société et le talent de m'y plaire.


Pour l'arithmétique, c'est avec Gravelle que je me forme aux calculs les dimanche matin  et jeudi soir. Nous cherchons des moyens abréviateurs pour parvenir au résultat que nous avons en vue ; avec de la confiance, je compte que je cesserai bientôt d'être tout à fait neuf à cette science-là.


Tu nous recommandes de nous oublier pour la dimension des lettres que nous aurons à t'écrire ; tu vois que j'ai laissé aller ma plume, mais il faudrait être étourdi pour ne pas voir que le papier va me manquer, et ne pas songer à prendre la place nécessaire pour te dire que Gravelle te fait dire un million de choses, et m'a recommandé en grâce de ne point l'oublier auprès toi.

Je t'embrasse aussi tendrement que je t'aime

Ton affectionné frère Philippe



" Ce ne serait pas pour une mince personne... "


Ce 9 novembre

C'est aujourd'hui seulement, mon cher ami, que notre correspondance va t'être expédiée. On nous dit bien que nous avons jusqu'à midi pour la déposer à la poste : mais comme l'almanach ne marque que dix heures, nous aurons soin de la faire remettre avant ce dernier terme. La maman tâchera bien de trouver un petit moment pour causer encore avec toi : mais on se lève tard dans ce temps-ci, et le déjeuner ne peut pas se remettre à cause des exercices de Gabriel, de sorte qu'elle aura à peine le temps de te réembrasser. Je m'en acquitte en tout événement pour nous deux et tu sais bien que si nos cœurs ont jamais été d'accord, ça été en ce point. La plus petite mouche qui vole(?) nous fournit l'occasion de parler de l'Espagnol et nous ne la laissons pas échapper. De ton côté, quand tu seras au milieu des habitans civilisés de l'Espagne, dans des maisons où les recommandations comme ta douce mine t'auront fait accueillir, tu trouveras des pères et des mères qui te fourniront matière à parler famille, qui prendront plaisir aux détails dont tu pourras les entretenir et ce sera pour toi un adoucissement à la privation que tu éprouves par ton éloignement.


Je dois présumer que ta maison n'a pas reçu de tes nouvelles par le courrier d'hier puisqu'on ne nous a rien fait dire. Elle est étonnée comme nous de n'avoir connu ton départ de Bayonne que par son correspondant. Cette circonstance lui faisait croire que dès que tu aurais mis le pied en Espagne tu lui écrirais. Tu es à Bilbao depuis le 21 octobre et ils attendent encore. Ils seraient bien peinés sans doute et nous aussi si le courrier prochain était encore nul de ta part. Je te recommande de ne te remettre sur autrui que dans des cas indispensables pour le dépôt de tes lettres aux bureaux de poste. Les négligences, les infidélités sont très communes de la part de ceux à qui on confie ce soin, et il en résulte souvent bien des ennuis pour ceux qui attendent la correspondance perduë ou soustraite. Munis toi de vivres je te le répète dans tes routes pour ne pas être pris au dépourvu : ce n'est pas qu'approchant maintenant de la capitale si tu n'y es déjà rendu tu aies autant besoin de te précautionner. Ta première nous dira à peu près  le séjour que tu comptes faire à Madrid. Si tu avais besoin de nouvelles recommandations, il serait possible de t'en avoir une, et ce ne serait pas pour une mince personne, ce serait pour le roi même, par une personne qui va beaucoup chez Mr Guioux(?) et qui est restée près du prince pendant son séjour à Valençay* ; il a déjà fait très bon accueil à un pareil recommandé. Je te laisse, mon cher ami, quoiqu'à regret ; mais ce qui reste de blanc peut être employé par le reste de la famille et je ne veux pas leur ôter cette jouissance.

P. (père)


* Ferdinand VII, son frère don Carlos, son oncle et une suite nombreuse furent astreints à résidence  - par Napoléon Bonaparte - au chateau de Valençay, de 1808 à 1813. Ferdinand VII a porté le titre de Prince des Asturies. Le traité de Valençay (11 décembre 1813)  le rétablit  dans sa souveraineté sur  le territoire espagnol.



C'est en déjeunant, mon cher ami, que l'on m'a dit qu'il fallait que ta lettre fut à la poste avant dix heures, et que c'était moi qui était chargé de la porter, de sorte que je n'ai que le temps juste pour t'embrasser de tout mon cœur et te dire qu'un fort rhume dont on a sans doute parlé ci-dessus ...

Pascal


Tu vois, mon pauvre ami, à quoi je suis réduite, à un petit morceau de papier grand comme le doigt. N'importe, je le remplirai. Pascal te parle d'un rhume dont ta sœur te parle dans un journal qu'elle a commencé hier, et qu'elle veut faire à elle toute seule, mais qui sera achevé dieu sait quand. Pierre et Marianne t'assurent de leur respect. Ce pauvre Mr Prosper, actuel provisoire, comment se porte-t-il ? Etc. Tu vois que tout ce qui respire dans la maison t'aime. As-tu fait usage de la mécanique de ton père ? Et tes sacs, voilà le moment où ils deviennent nécessaires.


Voilà le gros Pascal qui veut emporter la lettre. A peine ai-je le temps de t'embrasser encore une fois de toute mon âme. Prudence en fait autant.

Maman