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" Arrive, arrive mon enfant & que de quelque tems au moins, il ne soit pas question de départ "

Paris ce 23 août 1817


Tu vas bien maintenant, mon ami, et si bien que je crains que notre dernière lettre du 19 adressée à Barcelone ne t'y trouve plus, puisque tu dois y arriver aujourd'hui ou demain et que tu ne dois y rester que quatre ou cinq jours, ce qui coïncide avec le 28 ou le 29. A la grâce de dieu, mais j'en serais d'autant plus fâché que c'est par elle que nous t'indiquions au nom de ta maison les personnes à voir à Montpellier et à Nismes, ainsi que les domanistes qu'il te serait loisible de visiter de Perpignan à Lyon. Si cette lettre ne t'est pas remise, tu ne sauras pas non plus que nous t'écrivons poste restante à Montpellier et à Lyon et tu ne réclameras pas nos lettres, de sorte que tu seras privé de nouvelles jusqu'à ton arrivée. Heureusement le moment n'est pas loin où nous serons réunis, et j'espère que tu seras et nous trouveras tous dans un état de santé qui nous fera d'autant mieux goûter le plaisir de notre réunion. Arrive, arrive mon enfant & que de quelque tems au moins, il ne soit pas question de départ. Ton collègue le voyageur allemand occupe maintenant assez ta maison pour qu'elle n'ait pas besoin du supplément que tu lui destines pour le bouquet ; néanmoins cela ne déplaira pas. Tu grondes la maison de t'avoir écrit trop brièvement le 22 juillet. En revanche, tu as dû en recevoir d'assez dodues par les courriers du 29 et du 5 août, et je crois bien qu'aujourd'hui on va encore nourrir l'entretien quoiqu'il soit question pour demain d'une partie de grandes eaux à Versailles, et qu'il y aura bien quelques dispositions de toilette à faire qui nuisent en général à la correspondance. Pour mon compte, j'ai toujours assez à écrire et beaucoup trop à lire et rectifier des écritures qui n'améliorent pas mes yeux. J'aimerais bien mieux continuer mon entretien avec toi, mais je suis obligé de te quitter pour me mettre à la correspondance domaniale.


Je t'embrasse bien tendrement.

(papa)



" Une partie qui, je crois, sera fort agréable "


Mon cher petit papa se trompe quand il dit que nos toilettes nuiront à notre correspondance. Je t'assure, mon cher ami, que si je n'avais un mal de tête fou tu aurais eu de ta soeur une longue épître. Je ne veux pas cependant laisser partir cette lettre qui sera peut-être la dernière sans te dire quelques mots.


Nous comptons faire demain une partie qui, je crois, sera fort agréable, d'autant plus que le temps se prépare fort bien. Nous allons dîner chez ce bon Mr Brideron, nous verrons Trianon et les eaux qu'on dit fort belles. Nous irons dans la superbe voiture de Delorme. Piet et sa femme sont de la partie.


Adieu, mon cher Prosper, je t'embrasse de toute la tendresse de mon âme.


Ta soeur qui te chérit

Prudence Piet



" Il y a des surprises de joie qu'on a peine dit-on à supporter "


Ce ne sera pas, mon ami, ma toilette de demain qui m'empêchera de t'écrire aujourd'hui. Ce n'est pas non plus le temps qui me manque, cette lettre ne devant partir que demain, mais se sera peut-être un temps nuageux, orageux, qui porte sur mes pauvres nerfs et me met dans un état de mélancolie qui retient raisonnablement ma plume, parce qu'elle n'a rien de bon à dire en pareil cas. Néanmoins, il faut bien qu'elle marche, bon gré mal gré, parce que je ne veux pas te mettre de mauvaise humeur, et que d'ailleurs une petite teinte rembrunie de plus ou de moins ne tirera pas à conséquence avec toi. S'il s'agissait d'écrire à Pascal, c'est autre chose, j'y regarderais à deux fois. Si tu avais vu comme il criait l'autre jour, parce que je m'étais un peu trop inquiétée de ce que Philippe n'était pas rentré à minuit et demie (nous ne savions pas qu'il était allé à la fête de Vincennes). Tu l'aurais certainement réprimandé, d'autant plus qu'il donne l'élan, et que chacun ici, sauf le pauvre père que j'ai heureusement de mon côté, était à faire comme lui. Arrive, mon pauvre Prosper, arrive rétablir l'ordre, à présent que te voilà un homme d'importance, il faudra bien qu'on écoute tes conseils.


Plaisanterie à part, tu arriveras à temps pour nous les donner relativement à nos projets de mariage, qui vont toujours leur train, sans que nous en soyons plus avancés. Je ne voulais plus qu'on t'en parlât jusqu'à ton retour, tu devais en être las comme nous. Mais d'un autre côté, tu grilles d'être au courant, il faut donc te dire où nous en sommes. Le mariage de l'oculiste, qu'on croyait tombé dans l'eau, vient de se réchauffer. Mme Bordes, dite Lavoisier, est venue hier me dire que la mère de la jeune personne désirait qu'on fit une première entrevue aux Thuileries, qui lui sera accordée dans les premiers jours de la semaine attendu que cela n'engage à rien, et que nous n'allons rien négliger pour prendre et avoir les renseignements nécessaires en pareille circonstance. D'un autre côté, Mr Lelievre nous a découvert une demoiselle jouissant de son revenu qui représente 66 000 francs. De plus, ayant part dans la succession d'un oncle fort riche de 70 ans. Elle a deux soeurs, une plus jeune qu'elle, l'autre qui a épousé Mr Baron son cousin, qui a un cabinet d'affaires rue Poissonnière, maison de Mr Lebrun, votre maître d'armes. On en est là pour ton frère, chacun faisant ses réflexions et attendant une solution. Quant à la pauvre Prudence, Mr Brechet s'occupe d'elle pour l'instant. Il est question d'un jeune homme de 26 ans, bon enfant, bien entendu dans sa partie, bon fils (?) son père est Mr Corbier, gros orfèvre au Pont Neuf. Famille respectable, maison fort riche, fortune bien assurée, ne cherchant pas, à ce qu'il paraît, une jeune personne à forte dot, tenant à avoir quelqu'un bien élevée mais simple et disposée à se mettre au fait du commerce. La mère, qui est (?) et qui conduit la maison, son mari étant âgé et malade, céderait son fonds à son fils en le mariant, et resterait avec les jeunes gens seulement le tems nécessaire pour instruire sa bru. Il y a déjà deux autres soeurs établies, l'une bijoutière dans le passage de l'Orme, l'autre rüe Saint-Denis. Ton père a eu à cette occasion une conférence avec Mr Bréchet, lui a dit ce que nous pouvions faire pour ta sœur ; il est à épier le moment où il trouvera la mère seule pour lui faire l'ouverture de cette intéressante affaire, et nous sommes dans l'attente de sa réponse. Le commerce en détail effrayait un peu Prudence, méfiant de ses forces et craignant de ne pouvoir se mettre au fait. Mais elle se rassure par ce que nous lui disons là-dessus, et parce que ce n'est pas un détail minutieux, cette maison ne faisant que la grosse orfèvrerie. Elle est donc d'avis, comme nous, que si le jeune homme lui convient et que nous convenions à la famille, de ne pas balancer, notre peu de fortune ne nous permettant pas d'espérer trouver une chose aussi avantageuse.


J'oubliais de te dire que les deux futures de Piet ont de 20 à 21 ans. Nous pourrions bien demain trouver celle de la rue Poissonnière aux eaux de Versailles, cette partie de la famille allant tous les samedis coucher chez le brave oncle qui y demeure.


Tu vois dans tout cela, mon pauvre enfant, que les choses auraient beau prendre feu que tu seras ici avant qu'elles ne soient bien avancées. Encore une vingtaine de jour, et tu nous seras rendu ! Quel bonheur pour nous tous, Pierre et Marianne compris, comme nous compterons les heures une fois que nous saurons le jour de ton arrivée ! Tu nous l'indiqueras certainement, car il y a des surprises de joie qu'on a peine dit-on à supporter, et ce n'est pas le cas de mourir de plaisir. Il vaut bien mieux s'embrasser, se revoir et causer. Ho* comme je ferai défendre ma porte ce jour-là, cependant si ce pauvre Mr Baillot voulait venir te voir, il faudrait bien le laisser entrer. Ma foi, tant pis pour lui, il nous a vu pleurer de chagrin le jour de ton départ, il nous verra pleurer de plaisir.


Je crois bien que tu es fatigué de voir des villes, ce qui me fait croire, joint au besoin de rentrer dans la maison paternelle, que tu ne t'arrêteras guère dans celles du midi de la France, sauf Lyon et peut-être deux ou trois autres. Tu diras fouette cocher, fouette pour Paris.


Adieu, mon ami, adieu. Je n'ai donc plus que deux fois à t'embrasser sur le papier, ta bonne mère que tu retrouveras toujours la même.

(maman)


Famille, amis, connaissances, chacun paraît sensible à ton souvenir, et nous chargent toujours de les rappeler au tien.


* HO [ho] interj.

1°  Sert à appeler, à avertir. Ho ! venez ici. Holà ! ho ! quelqu'un.

2°  Exprime aussi l'étonnement, l'indignation. Ho ! quel coup !

En ce sens, il se confond quelquefois avec oh, et le plus souvent on le redouble.

Dictionnaire Le Littré



Ce 24 août

Pendant que nos dames se préparent pour aller à la messe avant de se rendre à Versailles, j'ai bien encore le temps de te dire un petit bonjour. Gabriel est sorti dès cinq heures du matin, il a une activité telle qu'il ne peut rester en place. Philippe vient de partir à six heures et demie pour aller un peu tard trouver le coche qui les mènera à Choisy chez Kigg(?). Il supposait bien de t'écrire hier au soir, mais quand il a le violon en main, il ne peut pas se déterminer à le quitter. Nous sommes rentrés de la promenade (?), et il a fallu se coucher pour se lever de bonne heure. Le gros Pascal, tout fatigué de s'être levé hier à six heures pour une affaire qui intéresse ta maison, dort encore ; il vient avec nous à Versailles. Nous serons sept dans la voiture, mais elle est grande et il ne fait heureusement pas chaud. A propos de chaleur, … que nous n'avons vû cette année ni mouches, ni puces, ni punaises. C'est bien finir, puisque je termine par t'annoncer qu'en rentrant tu n'éprouveras aucun de ces désagréments qui quelquefois vous fatiguent assez.


J'aurais le plaisir de t'embrasser en réalité sous quinze jours j'espère. En attendant, je t'embrasse bien tendrement sur le papier.

(papa)