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" Guerre des calicots - suite "

Paris ce 11 aoust 1817


Nous avons reçu aujourd'hui ta lettre de Murcie, qui m'a fait un triple plaisir. 1° J'en avais tous les honneurs. 2° Elle contenait tes jolies descriptions qu'enjolivaient encore tes réflexions et le récit de ce qui s'est passé dans ces palais superbes et extraordinaires par leurs festons à jour. 3° (et c'est ce qui m'a fait le plus plaisir) Elle m'apprenait la vitesse avec laquelle tu arpentes le chemin de France. Continue, et chaque courrier il me faudra faire marcher le fil et les épingles rouges. Pour en revenir à nos palais, tu sauras que l'on a exposé au salon un tableau représentant l'Alhambra au moment du massacre des Abencerrages par les perfides Zégris*. Vu que la scène se passe dans l'intérieur, le peintre n'a pas montré ses murs à jours dont tu nous parle. Pour le 1°, si j'ai eu l'honneur de toute ta lettre, je veux y répondre bien largement, sans cependant remplir tout le paquet que t'apporteras le courrier de demain, car j'aurais beau en écrire jusqu'à demain, maman en rajoutera toujours.


Voici les vacances qui approchent, encore deux jours de classe, et elles commencent (le 13). J'ai pris de grandes résolutions que je dois exécuter à partir de cette époque. Premièrement d'apprendre la politesse que doivent toujours avoir les personnes qui ont reçu de l'éducation (tu sais qu'on ne l'apprend pas dans les maisons de ce nom). Deuxièmement, de ne rien perdre de ce que mes yeux pourront voir et mes oreilles entendre (ces observations ne sont pas inutiles, les plus petites choses, que l'on croit ne devoir jamais vous servir vous servent quelquefois beaucoup). Troisièmement de ne négliger rien de ce qu'il me sera possible d'apprendre (toute connaissance est toujours bonne). Pour apprendre la politesse, je courrais vendredi faire des visites à beaucoup de personnes que je n'ai point vues depuis un siècle. Mr Lottin, que j'ai vu seulement deux fois par hasard depuis trois ans que je l'ai quitté ; Mme Dauphin dans le quartier, qui doit compter six mois depuis ma dernière visite, mes cousines Delamarre que j'ai abandonnées depuis qu'elles ne pensent plus qu'à l'huile (elles apprennent la peinture avec Mr Mendouze), et qu'elles sont artistes jusque dans le bout des doigts. Mme Bauchet à laquelle ma dernière visite date du jour de l'an passé, Mme sa mère chez qui je n'ai pas mis le pied depuis la même époque, etc. etc. Quant aux observations, cela se fait à tout moment, en tout lieu. Tout peut être le sujet d'une observation. Quant aux connaissances à prendre, je vais continuer mon allemand avec vigueur, fréquenter souvent un monsieur dont papa m'a fait faire la connaissance et avec qui je parle allemand, travailler à mon dessin avec ardeur, apprendre à tourner avec passion, refondre mon écriture en une anglaise expéditive et lisible, aller tous les jours passer quelques heures au bureau à copier ce qui se trouvera, enfin employer toute ma semaine à travailler excepté le jeudi que je me réserve, et ce jour-là sera le jour des farces et des promenades. Voilà mon projet, tout mon désir est de les bien exécuter.


Ma dernière te parlait de la guerre des calicots, celle-ci te parlera des quatorze caricatures qu'elle a fait naître. 1° Le départ de Mr Calicot partant pour le combat des montagnes, et le désespoir de Mlle Percale. 2° Mr Calicot partant pour le combat (meilleure), elle mérite qu'on en donne la description. Le casque du guerrier est un rouleau de calicots à 32 sols. Pour épaulettes, il a deux pelotes rouges garnies d'épingles. Pour lance, son trident à accrocher les toiles à la porte. Pour épée sa demie aune, pour baïonnette ses ciseaux (voir illustration ci-contre). 3° Calicot au champ d'honneur (c'est une des meilleures). Elle représente un commis-marchand à la plus grande mode (je te parle là de la mode de nos jours, mais elle est si différente de celle de ton temps que j'ai cru qu'il ne serait pas hors de propos d'en ci-joindre un modèle), balayant le comptoir avec une grâce infinie, à peine ses doigts tiennent-ils le balai. 4° Un combat des montagnes (mauvaise). 5° Deux combats (meilleure). 6° Un retour du combat. 7° Deux retours du combat (toutes deux mauvaises). 8° Un serment des calicots, absolument les mêmes positions que dans le serment des Horaces. 9° Deux serments (moins bons). 10° Calicot en course (pas trop chargé). 11° Idem (plus naturelle) 12° Le bataillon de calicots, des madras et foulards pour casque, des brouillons, journaux, grand livre pour cuirasse, pour arme des demie aunes. 13° Calicot au poste, il a l'air de monter la garde à la porte de son magasin, son bonnet à poil est un foulard, son fusil une aune, son briquet une demie, sa baïonnette des ciseaux. Enfin 14° Calicot mesurant les auteurs à son aune (mauvaise).


Adieu, mon cher ami, porte-toi bien et reviens. C'est là le refrain que l'on te chante toujours en chorus.

G. Piet


* voir lettre du 28 juillet de Prosper. Je n'ai pas retrouvé l'oeuvre en question.


* voir lettre du 5 août, récits de Gabriel et de Pascal ; le " Serment des Calicots " et d'autres gravures sont dans l'article de P. Davis déjà cité :  Entre la physiognomonie et les Physiologies : le Calicot, figure du panorama parisien sous la Restauration.




" La "leçon" que "tu veux bien" me donner "


Nous avons reçu, mon cher ami, ta lettre du 28 juillet datée de Murcie. Les détails intéressants que tu nous donnes sur deux palais de Grenade qui rappellent d'antiques souvenirs font regretter aux malheureux casaniers de n'avoir pas suivi une partie dans laquelle ils eussent été à même comme toi de s'instruire et de s'amuser en voyageant. Il est vrai que les gourmets n'y trouvent pas tout à fait leur compte à aller s'aventurer loin des bons fricandos, des poulets gras et poulardés de vers etc. Et s'il est un moment où, sans te supposer gourmand, nous te plaignons bien sincèrement, c'est lorsque tu nous dis à quoi tu es réduit parfois pour te nourrir et soutenir l'embonpoint dont tu nous as fait provision dans tes courses lointaines.


Je viens de passer mon troisième examen. Je n'ai eu qu'un demi succès. C'est te dire que le rouge a été mêlé au blanc dans la proportion de trois contre un. Cependant, je puis me rendre le témoignage que je m'étais assez bien disposé pour faire tourner la chance un peu plus à mon avantage. Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde. C'est peut-être un service qui m'est rendu puisque je vais me défier encore un peu plus de moi et redoubler d'ardeur. Ces examens ont ranimé les liaisons que j'ai eues cet hyver avec les Fournier, comme je te l'ai dit. Plus je les connais et plus je les apprécie. D'abord en fait de bons enfants, c'est en eux qu'on les trouve ; et je vois qu'ils ont tous deux des moyens, et un bon commencement, c'est-à-dire une bonne éducation.


Je ne terminerai pas ma lettre sans dire un mot sur la "leçon" que "tu veux bien" me donner dans ta lettre du 28 juillet. Si tu t'es borné à vouloir faire entendre que mes lettres étaient courtes et peu nombreuses, tu sauras que tu t'es trompé en arrivant dans les villes par où tu dois passer, à moins qu'il n'y ait eu des lettres de perdues. Si tu as voulu dire que mes lettres étaient une préparation, je te donne l'assurance que tu es dans l'erreur. Il est vrai qu'on doit préférer l'excès de soin dans les lettres tant que cela ne porte que sur l'écriture et sur l'orthographe, à une négligence totale dont on trouverait la preuve dans un grand nombre de lettres, si on était dans l'usage de les conserver. C'est cette opinion que je crois juste, qui m'a dirigé et qui me dirigera encore. Si je tombe quelquefois dans l'excès, la difficulté qu'il y a à tenir le juste milieu me consolera du reproche qu'on pourrait m'en faire.


Je t'embrasse tendrement.

Ton affectionné frère                        Philippe



" Ton voyage... tu l'avais fait en homme consommé "


Courage, mon ami, et bientôt nous serons réunis. Tu auras trouvé à Valence où je te suppose arrivé depuis quelques jours les dernières instructions de ton patron qui doivent te fixer sur ce qui te reste à faire pour remplir ses intentions. Je l'ai vu hier au soir chez lui, et en sortant de la maison, j'ai rencontré Mr Baillot avec qui j'ai également causé. Ils ne t'écrirons plus je crois, n'ayant rien de plus à te prescrire. Nous vivons toujours amicalement avec eux. J'espère qu'ils viendront dîner vendredi à la maison. J'ai vu au bureau un jeune homme de ton âge qui fait les écritures, et un petit jeune homme au magasin outre celui de fondation(?). Albarède est sorti définitivement. Je ne sais pas quel sera ton lot à ton retour, mais la justice et la bienveillance de ces messieurs ne me laissent aucune inquiétude. Mr Baillot me disait encore hier que ton voyage te faisait honneur, que tu l'avais fait en homme consommé.


Gabriel va employer ses vacances à refaire son écriture, à se perfectionner sur les calculs, à se fortifier dans son allemand où il va très bien. Tu arriveras, et nous verrons alors à prendre un parti sur la manière dont il commencera la carrière où il doit entrer.


Ma santé se soutient. J'ai eu cependant mal aux yeux depuis quelques temps, mais c'était une indisposition assez commune à Paris. J'en suis à peu près quitte.


Je t'embrasse et toujours très tendrement.

(papa)



  " Paris sera ton cri de joie comme le nôtre  "


Quoique chacun ici a causé avec toi et t'a donné de la nourriture, il ne m'est pas possible, mon pauvre ami, de voir partir une lettre pour l'Espagne sans m'y fourrer. Quand tu recevras celle-ci, tu seras donc dans la dernière ville où tu feras peut-être encore quelques affaires pour ta maison ? Mais en la quittant, tu dis adieu à l'Espagne, pour ne plus t'occuper que de la France et de ses habitants ! Une fois le pied sur ta terre natale, il te semblera nous tenir, et Paris, Paris sera ton cri de joie comme le nôtre ! Je te le répète avec plaisir, tu auras fait un voyage très utile pour ton instruction et ton état, et tu es bien sûr qu'il te fera honneur sous tous les rapports. Il y a bien de quoi te faire oublier tous les grands désagréments et privations que tu as éprouvés, et à nous ta longue absence.


Le petit reproche que tu fais au philosophe de t'écrire peu, l'a un peu estomaqué comme tu le vois, d'autant plus qu'il t'avait écrit longuement dans notre numéro 34 qui se trouve perdu, et de même à Valence, ce que tu as pu voir en arrivant. Si tu crois aussi que de vouloir trop soigner ses lettre l'arrête, tu es dans l'erreur ; il les compose souvent sous mes yeux, et je suis toujours étonné du peu de temps qu'il y met pour y trouver un style agréable et nourri, l'écriture, l'orthographe, la ponctuation très soignées. C'est une habitude qu'il a voulu prendre, qu'il a prise, et qui au reste est très bonne toutes les fois qu'elle ne gêne pas l'abandon dans les lettres où il en fait tout le charme. Si un de nous pouvait désirer ton retour plus que les autres, se serait lui, tu sais que jusqu'au moment de ton départ, vous ne vous étiez jamais quittés.


Je suis bien contente de la santé de ton père, sa hernie est peu de chose, et l'embarras du bandage n'est presque plus rien. Ses yeux qui ont été échauffés par le travail et la chaleur du bas ventre vont mieux. L'usage des cerises, de quelques lavements le mèneront au raisin, qui fera le reste. S'il pouvait passer un mois à la campagne sans s'occuper d'affaires, ce serait là le véritable remède.


A l'heure de notre pendule je n'ai plus que le temps de t'embrasser de toute la tendresse de mon âme.

(maman)



Je ne veux pas laisser partir ce courrier-ci sans y déposer deux bons baisers et te dire combien je suis contente de te voir te rapprocher si rapidement de nous, mon cher Prosper, encore un peu de patience et nous serons tous réunis. Quel beau jour que ton arrivée.


Adieu, mon cher ami.

Ta soeur Prudence Piet