PaL35

" Remède aux cousins "

Paris ce 30 juin 1817


Tu fais bien, mon cher Prosper, de ne nous parler de précipices et des croix que tu rencontres sur ta route que quand ils sont déjà loin de toi, car si la petite mère savait que son pauvre fils doit passer par tous ces vilains chemins, elle serait dans une anxiété continuelle. Je lui trouve néanmoins une raison à laquelle je ne me serai pas attendue.


La dernière lettre de Philippe t'aura sûrement bien fait rire, il a un style vraiment fort agréable et très laconique. Gabriel écrit aussi fort bien, il a une manière de raconter fort simple et très naturelle. Je suis la seule de la famille, mon bon ami, qui ne fasse pas de progrès en ce genre, cependant je devrais bien en faire, ayant une mère qui possède si bien cet art. Attendons tout du temps, peut-être viendra-t-il à mon secours !


Mr Husson est enfin marié. Nous avons dîné l'autre jour chez ma cousine Piet, avec le nouveau ménage. La jeune femme n'est pas jolie, elle a cependant quelque chose d'agréable dans les yeux, et a l'air extrêmement doux.


Ma cousine a son nouvel appartement ; les peintres y sont dans ce moment-ci, on est dans les achats d'ameublement jusqu'au col. Mr et Mme Guénée sont venus pour la noce de Mr Husson, et pour aider Annette à faire ses emplettes. Ce qui retardera encore le petit voyage que nous avions projeté avec elle d'aller passer quinze jours à Dourdan. Il faut attendre à présent que ma petite cousine soit installée dans son nouveau local, ce qui ne sera pas fait avant le quinze de juillet.


Nous sommes allés l'autre jour chez Mr Loffet voir le fameux tabernacle dont tu nous avais tant parlé. C'est un superbe ornement d'église, il est tout en argent massif, et le calice en or. On dit qu'il coûte ici 18 000 francs. Il pèse deux cent et quelques marcs d'argent*.


Tu seras tout étonné quand je te dirai que je sors de lire « Les Incas » (Marmontel), et que « La Henriade » (Voltaire) fait maintenant l'objet de mes lectures. Tu ne me croyais pas digne, je suis sûre, d'ouvrir un de ces livres, eh bien, mon petit espagnol, l'âge vous change le caractère apparemment, car je les goûte beaucoup.


Nous recevons à l'instant ta lettre non datée de Malaga (présumée du 14 juin). Ta guerre avec tes cousins nous a bien fait rire, mais néanmoins je te plains d'être mordu par ces vilaines bêtes. Le remède que je vais t'indiquer arrivera peut-être un peu tard, mais enfin si tu en trouvais encore sur ta route, aies le soin d'avoir de l'huile à côté de toi et de t'en frotter aussitôt que tu te sentiras piqué, ce qui empêchera la cloche de lever.


Adieu, mon cher ami, aime moi comme je t'aime et porte toi bien, tâche donc de ne plus avoir d'érésipèle.


Ta soeur et amie

Prudence Piet


* marc (d'argent ou d’or) : huit onces ou la moitié de la livre de Paris, environ 245 grammes.



" Patience et courage "


 

On veut que le courrier d'aujourd'hui te porte de nos nouvelles, mon cher ami, et je ne vois pas que jusqu'ici on se soit bien avancé pour les écritures. Tu n'auras vraisemblablement rien de ton grand frère. Philippe ne s'y met pas tous les jours, et la soirée de l'infatigable Gabriel a été entièrement prise hier, non seulement par une partie du Pré St Gervais, mais encore à son retour par un voyage dans la rue des Petits Champs pour aller chercher le petit paquet de nuit d'Anaïs qui restait à coucher à la maison. La chère mère te donnera bien directement de ses nouvelles, mais elle n'est pas encore levée ; le déjeuner lui prendra une partie de sa matinée, et l'heure à laquelle il faut aller affranchir la lettre sera bientôt arrivée. Du reste, rien de bien essentiel dans la maison, si ce n'est que nous avons eu la semaine dernière le chagrin de voir plusieurs nominations auxquelles Pascal n'a pas participé malgré les belles phrases du souverain de notre administration. Nous présumons qu'il a d'autres vues sur lui. Patience et courage. Ce sont les deux grands mots des italiens, il faut qu'ils soient aussi les nôtres*. Ma galère domaniale est jusqu'ici supportable, espérons que cela durera. Mon incommodité d'hernie ne consiste actuellement que dans l'ennui de porter un bandage, mais j'y suis à peu près fait, et il ne me gêne guère plus que les bretelles lorsque j'en portais. Mes yeux ont voulu me chagriner la semaine dernière, l'humeur s'y était jetée, mais je n'y éprouve plus aucun mal depuis deux jours. Je verrai néanmoins avant peu Mr de Venzel.


La cour est toujours à St Cloud, où les parisiens se portent avec d'autant plus de plaisir que la promenade en ce moment-ci dans le bois est fort agréable. On raccommode le château des Thuileries pendant l'absence des princes.


Nous ne sommes plus autant assaillis de pauvres. Le pain diminue au dehors par suite de la diminution du bled dans les marchés : voilà le mauvais temps passé sous ce rapport. On est en pleine possession des fruits rouges, les seigles commencent à jaunir, la vigne va bien. Nous avons néanmoins de fréquents orages et ils sont violents, mais jusqu'ici il y a eu peu de mal pour les fruits de la terre.


Je laisse la plume à la chère mère qui aura trop peu de temps pour que je me permette de lui ravir une minute. Je t'embrasse donc, mon pauvre espagnol, et bien tendrement.

(papa)


* " Quelques malheurs qui nous arrivent, le courage et la patience nous les feront surmonter ". Virgile (-70, -19 avant JC).



" Il faut remplir les boîtes vides "


Tu auras peu de choses de moi aujourd'hui, mon pauvre ami. Il est tard, il faut que notre lettre aille trouver notre voyageur, et par dessus tout cela, je suis dans les grands comptes du trimestre et semestre. Il faut remplir les boîtes vides afin que tout marche dans la maison, il n'y a pas à dire, et j'ai toujours à cette époque de nouveaux projets d'économie qui me demandent un travail assez long. J'ai beau refaire chaque fois mon budget, il y a un courant de dépenses forcées que je ne puis pas arrêter. Attendons donc tout du tems, qui amènera peut-être de l'amélioration dans notre position. Tu sais bien que nos affaires ne réussissent pas du premier coup. Nous sommes sans cesse ballottés par l'espoir et la crainte, nous avons l'air de ces enfants qui courent après leur ombre, et qui après s'être fatigué inutilement boudent quelques instants et recommencent ensuite espérant être plus heureux. Je t'ai parlé dans ma dernière lettre d'un nouveau projet de marier Pascal. Les premières paroles ont été portées aux parents à qui, il paraît, Pascal conviendrait, mais on a demandé un mois avant d'en parler, dit-on, à la jeune personne, qui vient de manquer un mariage. C'est la fille d'un fameux oculiste, elle a de 18 à 19 ans, elle n'est pas jolie mais elle a quelque chose d'agréable et de bon dans la figure. Nous l'avons vue chez Mme Barrairon et dimanche dernier aux Thuileries. J'étais à peu de distance d'elle assise. On dit qu'elle est douce et élevée très simplement, quoiqu'il y ait une belle fortune dans cette maison. Voilà tout ce que je puis t'en dire, et voilà où nous en sommes, tu vois qu'il nous reste encore bien du chemin à faire. Philippe attend toujours la réussite d'un traité pour être casé second clerc chez Mr Jalabert ; cela serait charmant, mais n'est-ce pas là encore une ombre. Nous attendons, ton père et moi, un mari pour ta sœur ; et comme la soeur Anne, nous ne voyons rien venir ! Et pour toi, nous t'attendions à la fin de juillet, puis au moins pour le 15 d'aoust, t'aurons-nous pour cette époque ? C'est encore une de nos incertitudes, et une de celles que nous désirons le plus voir cesser. Reviens donc, cher fils, recevoir toutes nos embrassades, c'est le seul cri de toute ta famille ! Je t'en promets d'avantage dans huit jours.