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"  Leçons utiles à la jeunesse, et  sages maximes "

Paris ce 8 juin 1817


Si je vais jamais en Espagne, mon cher ami, je n'oublierai pas Chiclana*. Quel plaisir pour moi que de trouver de jolis paysages à peindre. Je crois que je rapporterais tout Chiclana à Paris dans mon portefeuille. Je vais commencer un peu plus particulièrement l'étude du paysage. Jusqu'ici, je n'avais fait que des têtes et un seul paysage par hasard, mais la semaine prochaine je commencerai à faire un paysage au lavis, c'est-à-dire à l'encre de Chine, puis j'en ferai un autre à l'aquarelle, après je ne sais ce que mon maître me fera faire.


Pour l'allemand, j'y travaille toujours avec courage et avec plaisir, car maintenant je commence à prendre goût à la mort. J'ai déjà vu plusieurs auteurs. Je commençais par le Robinson Crusoé, quand je fus au milieu du premier tome, mon maître d'allemand me parla par hasard des oeuvres de Gessner, comme d'un excellent auteur classique ; je les achetais sans lui en rien dire et les apportais à la leçon suivante, et nous laissâmes le Robinson pour les expliquer de suite. J'ai vu la mort d'Abel toute entière, et la moitié des Idylles, mais cela devient trop facile, alors mon maître d'allemand me prêta une tragédie  de Schiller (Die Jungfrau von Orleans - la pucelle d'Orléans) et me parla d'un autre ouvrage du même auteur (Geschichte des Dreißigjährigen Kriegs - le récit de la guerre de trente ans). A la leçon suivante, j'eus l'ouvrage, que nous commençâmes le surlendemain. De sorte que depuis le commencement de juin, je mène ces deux livres, que j'explique alternativement. Le Robinson fut difficile pour moi ; c'est tout simple, je commençais l'allemand encore, sur la fin je le trouvais bien plus aisé. Gessner que je pris au mois de janvier, m'offrit un peu de difficulté dans les commencements, parce que c'était un genre de style et de pensées tout différent, mais par la suite je m'y accoutumai à un tel point qu'il fut jugé trop facile et laissé comme tel, pour nous prendre la tragédie, qui au moyen du dictionnaire coule assez bien. Pour la guerre de trente ans, c'est du plus sérieux. Il faut piocher. Le style en est extrêmement concis et très énergique, et dans une seule phrase, il dit plus qu'un autre en quatre pages ; il faut avouer que les phrases sont souvent longues d'une demi-page. Mais plus les auteurs que j'expliquerai seront difficiles, plus je m'en réjouirai parce que cela m'avancera. Quand tu viendras reprendre l'allemand, tu trouveras une bibliothèque toute montée. Ce qui me plaît beaucoup dans les auteurs allemands, c'est que l'on ne peut y puiser que d'excellents principes de morale et de religion. On dirait qu'ils s'empressent de saisir les moindres occasions de donner d'utiles leçons à la jeunesse, et de placer de sages maximes. Presque tous les auteurs allemands sont comme cela, l'on en trouve fort peu d'immoraux et d'irréligieux. Du moins, je m'en rapporte à mon maître d'allemand et jusqu'à présent, tout ce qu'il m'a dit là-dessus je l'ai trouvé très conforme à la vérité.


Cette lettre arrivera un peu avant ou après le 25 juin. Je ne veux pas terminer avant de t'avoir souhaité une bonne fête, accompagnée d'un prochain retour. Je t'avais bien fait un dessin, mais que peut-on envoyer dans une lettre, tout au plus un petit bouquet, une pensée, mais si je voulais en dessiner autant que j'en fais pour toi chaque jour, je ne quitterai pas le crayon. Tu n'y perdras rien, ce sera pour l'année prochaine, je serai alors plus en état de faire quelque chose de présentable. En attendant, je t'envoie mille baisers dans du papier, c'est tout ce que peut pour toi en ce moment ton frère.

G. Piet


* Chiclana de la Frontera, province de Cadix



" Désespérant de te voir ainsi absolument stationnaire "


Encore une lettre de Cadix, mon cher ami ! Il est désespérant de te voir ainsi absolument stationnaire. Nous espérons que pour cette fois, le capitaine ne t'aura pas manqué de parole, et que tu seras parti le 24 comme tu nous le faisais espérer pour Gibraltar. Nous comptons que Malaga et Grenade te retiendront peu, et que tu seras déjà à Carthagène au moment où notre lettre te parviendra. Dans l'incertitude où nous sommes sur le parti que tu prendras étant dans cette dernière ville, nous ne t'écrirons maintenant que d'après des instructions ultérieures que tu ne manqueras sans doute pas de nous donner pour que tu puisses recevoir de nos nouvelles de temps à autre sur le reste de ta route si tu ne t'embarques pas.


Nous nous portons tous bien maintenant. Je suis à peu près fait à mon bandage, ma vue reste au même état. Mon déménagement de bureau est bien avancé, de sorte que je me trouve pour le moment dans une situation assez convenable. Je vais négocier ce matin avec Mr Barrairon pour garder Pascal dans ma direction. Il est déjà certain de rester à Paris comme auxiliaire jusqu'à ce qu'il y soit définitivement en titre.


Gabriel est toujours ton fidèle. Je ne crois pas que tu aies beaucoup d'écritures du reste de la famille aujourd'hui, voire même de la chère mère qui dort paisiblement à près de huit heures et demie, et à qui, le temps du déjeuner prélevé, il en restera peu pour te distribuer ses douces pensées. Le fait est que tu es toujours présent au milieu de nous, que le repas, la promenade et mille autres circonstances forment occasion de nous entretenir de toi, et que nous n'en laissons point échapper. Adieu mon ami, tu sens qu'il me serait bien plus agréable de jaser doucement avec toi que de me jeter dans les maudits papiers de bureau, mais il faut bien faire marcher le portefeuille et je te quitte en t'embrassant bien tendrement.

(papa)



" Il faudrait bien que tu te laissasses embrasser "

Je comptais me dédommager ce jour-ci, mon cher ami, de ne t'avoir écrit qu'un mot la dernière fois, mais je me vois privée de ce plaisir encore aujourd'hui et je n'ai que le temps de te souhaiter une bien bonne fête, et de te dire que je voudrais bien tenir tes deux bonnes petites joues bon gré mal gré. Il faudrait bien que tu te laissasses embrasser bien que tu n'aimes pas cela. Voilà le temps qui approche où le papier ne sera plus le dépositaire de nos baisers. J'ai bien pensé à toi pour une bourse, mais comment l'envoyer. J'ai préféré te la garder pour ton retour.


Adieu, mon cher Prosper, crois toujours aux voeux sincères que forme pour toi ta soeur.

Prudence Piet



" Il était tems que tu quittasses Cadix "


Ce 10 juin

Je commence à croire, mon ami, qu'il était tems que tu quittasses Cadix, tu y aurais pris racine, et je me serai vue forcée d'aller t'en arracher. J'espère donc qu'Eole et le capitaine t'auront emmené le 24, dieu veuille que tu n'ayes pas été trop incommodé du mal de mer. Heureusement que le trajet n'est pas long. Tant y a que la première lettre que tu nous écriras de Malaga me rendra bien heureuse, puisque tu seras réellement bien en route pour nous revenir ! Nous remettrons au jour de ton arrivée, au milieu de nous, à te souhaiter ta fête, le papier est trop sec pour t'exprimer tout ce que nous sentons pour toi. Nous ne nous abstiendrons pourtant pas de boire à ta santé le 24 de ce mois, fais en autant de ton côté pour oublier la distance qui nous sépare !


Tu devrais bien me faire une petite provision de quinquina, si cela n'est pas contrebande, il coûte ici 40 (), et même plus, et on n'est pas sûr de celui qu'on achète. Une livre me suffirait. Adèle Gravelle, qu'on croyait hors d'affaire, a eu une rechüte*, et est encore très malade au point de donner de l'inquiétude.


J'ai écrit dernièrement une longue lettre à ton pauvre oncle, ce qui lui aura fait bien plaisir. Malheureusement, je n'ai rien à lui dire de son fils aîné, celui-ci étant dans le même état à l'égard de son père, s'obstinant à ne pas lui écrire. La petite femme de son côté n'osant et ne pouvant rien faire. C'est bien fâcheux et bien pénible ! Elle est, ainsi que son mari, d'une très faible santé. Je crois que nous allons dans une quinzaine de jours aller, ta soeur, ta cousine et moi passer quelques jours à Dourdan. On compte bien sur toi à la saint Philicien. Une autre personne que tu connais bien espère t'embrasser le 25 d'aoust**, tâche donc d'économiser si bien ton temps qu'elle ne soit pas trompée dans cette douce espérance. Je reste sur cette bonne pensée, ta bonne mère qui t'aime de toute ton âme.

(maman)


* Le tréma sur « chute » est retrouvé parfois à cette époque, pour des raisons sans doute étymologiques :

Cheute, aujourd'hui chute, est le féminin du participe cheüt, aujourd'hui chu ; cheoite n'y déroge pas, car, au lieu de cheüt, on a dit aussi dans l'ancien français cheoit. La plupart des autres langues romanes ont usé semblablement de ce participe passé.

Dictionnaire Le Littré


** Saint Louis le 25 août, allusion au jour de la fête du père