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" 383 lieues, tu es à une fière distance de tes amis "

Paris ce 23 avril 1817


Sais-tu, mon cher ami, que nous commençons à nous impatienter d'une si longue absence ? Avec d'autant plus de raison que tu es à une fière distance de tes amis : on compte d'ici à Cadix 383 lieues, si le dictionnaire géographique ne me trompe pas ; et tu me parais bien éloigné, à moi qui ai trouvé le chemin long à aller à Ecouen, et en revenir à pied avec toi un certain dimanche que nous voulions nous dépayser, et connaître un peu la province. Tu ne saurais imaginer combien tu nous manques, tant pour certaines fêtes qui s'approchent que pour prendre part aux conversations de famille sur tous les points qui l'intéressent, comme concernant l'un ou l'autre de ses membres. Nous te souhaitons près de nous, quand bien même tu devrais partager la portion que chacun de nous va attraper dans les gratifications de papa.


J'ai cessé mes armes, mes six mois venant d'expirer, sauf à les reprendre en hiver si les circonstances le permettent. Quant au violon, je me sens parvenu au point où on peut se divertir un peu, éprouvant moins de difficulté pour déchiffrer tels ou tels duos de Viotti autrefois négligés. Aussi, c'est une de mes principales occupations les dimanche ; et je regrette de n'avoir sous la main quelqu'un qui puisse faire ma partie. Le beau temps fait bien souvent échouer les concerts périodiques que messieurs Fournier avaient entrepris avec moi, et quand l'empêchement n'est pas de leur côté, il est du mien. Mr Baillot m'a prêté un de ses violons, mais il ne vaut guère mieux que le tien. C'est un autre genre. Il a un avantage pour l'étude, c'est qu'il est rude et présente de la résistance. Je vais m'arranger pour travailler les trois ensemble, afin qu'aucun ne perde de ses qualités.


Je suis toujours troisième clerc, et c'est aujourd'hui l'anniversaire de mon entrée chez Mr Jallabert, mais je suis loin de me désoler. Je suis si bien chez ce bon garçon là, que je ne partage pas entièrement les vifs désirs que manifestent mes parents de m'en voir sortir pour une place de second clerc en quelque endroit que ce soit. Toutefois, il ne faut pas croire que j'aie la moindre idée de m'endormir ; mais je ne vois rien à dire lorsqu'il n'y a aucun temps de perdu.


Adieu, mon cher ami ; je laisse à d'autres à te donner les détails des démarches faites et à faire pour un nouveau mariage projeté (toujours pour Pascal) ; je t'embrasse de toute la tendresse de mon âme.

Ton ami Philippe



" Pour l'allemand… je suis comme une mouche dans du miel "


Paris ce 25 avril 1817

Voilà le moment qui approche, encore quelques mois et "senor cavallero" sera au milieu de nous. Ah ! Dame, c'est ce jour là que l'on te fêtera. Marianne mettra un quart d'heure de plus à faire ton lit afin qu'il soit meilleur et elle retroussera ses manches pour te servir un bon dîner, qui compense un peu tous les mauvais que tu as déjà faits, et qu'il te reste encore à faire. Quant à Pierre, il versera des larmes de joie en apportant tes effets de la diligence. Ils t'aiment tant tous les deux que ce sera je crois pour eux le plus beau jour de l'année. Quant à nous tous, tu connais trop tous nos sentiments pour que je t'en parle. Si tu nous en croyais, tu reviendrais deux mois plus tôt, et si nous pouvions fouetter les chevaux de la diligence avec un fouet de 7 lieues le jour de ton entrée solennelle à Paris, elle arriverait deux heures plus tôt. Je crois que ce jour là, nous nous battrons à qui aura le premier le plaisir de t'embrasser, avant que tu n'aies eu le temps de quitter les marches de la voiture.


J'espère qu'au bouquet que la poste nous apportera sans doute lundi ou vendredi prochain se mêlera l'annonce de ton départ de Cadix, et le commencement de ton retour. Tu ne pourrais, je suis sûr, envoyer une fleur plus agréable à papa et à toute la famille, mais surtout à maman, qui lorsque le jour de ton arrivée lui sera annoncée comptera les jours, les heures et peut-être jusqu'aux minutes qui la séparent encore de son fils.


Je t'assure que je l'aiderai de bon coeur dans ce calcul, ce qui me sera d'autant plus facile maintenant que je suis une classe de mathématiques au lycée : car auparavant je n'allais pas à ce cours dont j'avais pendant longtemps ignoré l'existence parce qu'il n'était suivi que par 5 élèves de rhétorique pour qui il n'est pas fait, et par beaucoup d'élèves de troisième et de seconde que je ne connais pas. J'ai commencé au semestre et je suis assez content de mon professeur. Il nous fait rire souvent, et il s'égare quelquefois en de longues digressions, qui ne font pas trop mal parce qu'elle reposent pendant quelque temps la tête des élèves qui ne pourraient pas rester tendue pendant toute une classe. Du reste il explique beaucoup et répète plutôt quatre fois qu'une. Tout ce que l'on y fait en arithmétique est principalement sur les règles d'intérêt. Quant à l'algèbre, nous y sommes assez avancés, mais nous allons le recommencer, ce qui ne fera pas de mal pour moi. Pour la géométrie, nous en sommes aux premières propositions. Le dessin et l'allemand vont toujours leur train. Je fais dans ce moment-ci un paysage, ce qui m'amuse beaucoup, car il y avait plus de six mois bien comptés que je n'en avait fait. Mon maître m'apprend la manière de pouvoir dessiner en voyage, c'est à dire une manière d'ombrer dix fois plus prompte que celle du crayon, de sorte que si, dans les endroits où l'on descend l'on trouve quelque jolie vue, quelque monument que l'on veuille dessiner, on puisse le faire en une heure ou deux, quitte à le retoucher après et à y mettre la dernière main, mais sans avoir besoin de l'objet que l'on a imité.


Pour l'allemand, j'y travaille toujours beaucoup, et je n'en avance pas plus. Je suis comme une mouche dans du miel. J'ai beau me démener autant que possible, je reste toujours au même endroit. Cela tient je crois à ce que mon maître, quoique très savant, n'a pas la manière de communiquer sa science. J'ai bien essayé plusieurs fois de parler allemand avec lui, mais il me parle comme il parlerait à un allemand, c'est à dire en ne cherchant pas des mots à ma portée, en ne prononçant pas distinctement et un peu à la française. Je le quitterai peut-être dans un mois, papa en cherche un dans ce moment-ci. Quand nous aurons quelques détails sur deux() dont on nous a parlé, je te les communiquerai.


Un jeune homme de Lons le Saunier, qui a dîné hier ici, n'a fait qu'augmenter mon envie d'apprendre à tourner. Il a appris lui-même, et il dit que c'est un grand plaisir pour lui de le savoir. Cela ne lui est pas revenu bien cher, car son apprentissage ne lui a coûté que 27 francs et les ouvrages qu'il a fait pendant ce temps lui ont valu 15 francs, mais il faut dire aussi que pendant un mois, il n'a pas quitté son maître, il passait ses journées à tourner, et ne pensait pas à manger tant il avait de plaisir. Pour moi, l'apprentissage sera sans doute un peu plus long, mais néanmoins, d'après le plaisir que je trouve à couper du bois, je crois que j'aurais des dispositions.


Mais je vois que je n'oublie pas le plaisir que j'ai de causer avec toi, on va me quereller d'avoir pris tant de place, pour des choses qui n'en valaient peut-être pas la peine. Tant il y a que c'est écrit, et qu'on ne peut plus l'ôter.


Adieu donc, mon cher ami, je t'embrasse

comme je t'aime. Ton frère G. Piet



" ...on ne peut pas bien servir deux maîtres en même temps "


Je viens après Gabriel, mon cher Prosper, et je ne pense pas comme lui qu'il ait pris trop de place. Tu trouveras sans doute comme moi qu'il l'a bien remplie. Tu vois avec quelle confiance il t'entretient de tout ce qui le concerne, bien persuadé de l'intérêt que t'inspireront ces détails par l'amitié que tu lui portes et qu'il te rend bien. Puisse cet état de votre âme n'être jamais altéré !


Ce 25 à 9 heures du soir

Nous avons reçu tantôt ton numéro 33 du 8 avril, qui nous a fait grand plaisir, d'autant que nous te voyons plus content de beaucoup que dans les premiers temps de ton voyage. Profite des occasions que tu pourras avoir de te procurer agréments, connaissance de personnes et de choses. Je conçois bien que la cumulation des commissions de la maison de Lyon aurait été lucrative pour toi et n'eut peut-être nui en aucune manière à ta principale affaire ; mais les négociants qui mettent un voyageur en route ne sont en général pas contents de les voir s'occuper, au moins habituellement, d'autres intérêts que les leurs. On peut jusqu'à un certain point faire ici l'application de la maxime triviale qu'on ne peut pas bien servir deux maîtres en même temps. Je pense bien qu'on ne peut pas après 7 mois de voyage te considérer comme un débutant, et qu'au contraire tu es dans le cas de prendre ton essor. Cependant, va doucement, et que la satisfaction que ces messieurs ont de ta conduite ne soit pas altérée par le moindre sujet de reproche fondé.


Philippe te parle encore mariage. Dire qu'il n'en est pas question, ce serait ne pas être exact, mais c'est si vague, si en l'air que cela ne vaut pas la peine de t'en occuper. A coup sûr, tu seras au milieu de nous, si ton voyage ne dure pas plus longtemps que nous ne l'avons calculé, avant qu'il ne soit sérieusement question de cet objet. Mieux vaut, au reste, s'en occuper que de beaucoup d'autres puisque cette idée est la mère de toutes celles sur lesquelles nous bâtissons l'établissement de tous les membres de la jeune famille.


Ici me trouvant fatigué d'une assez grande course faite après mon dîner, je me suis couché pendant que tout notre monde était au spectacle et ce matin, mon cher Prosper, je te donne encore ma première pensée. Mais comme j'ai beaucoup à faire, je me contente de t'embrasser bien tendrement.

(papa)