PaL15

"  Un tintamarre de projets de mariage "

Paris ce 7 février 1817


Où es-tu, mon pauvre ami ? Est-ce à Madrid, Cordoue, ou Séville, nous l'ignorons, mais le courrier de ce soir nous instruira peut-être. Plus ton séjour aura été prolongé à Madrid, plus tu auras chaumé de nos lettres, la dernière que nous t'avons adressé dans cette ville étant du 11 janvier. Mais aussi, en arrivant à Séville, tu en recevras trois, compris celle-ci. Nous avons bien regretté que tu aies échappé l'occasion de partir avec ton portugais, d'autant plus que ces messieurs qui sont venus dîner avec nous dimanche dernier nous on dit que tu aurais pu ne pas attendre ce qu'ils te faisaient passer, que cela t'aurait suivi, mais encore fallait-il que tu le susses ? Du reste, nous sommes parfaitement bien avec eux, les relations sont fréquentes et très amicales, nous avons bu avec eux à ta santé, et de bien bon coeur je t'assure. Il parait que tu reviendras beaucoup plus tôt que nous ne l'espérions d'abord. C'est un bonheur auquel chacun ici aspire, avec d'autant plus de raison que nous sommes dans un tintamarre de projets de mariage qui est réellement risible jusqu'au moment où cela prendra plus de consistance. Enfin, Pascal, Florentin, deux demoiselles de la famille que je te nommerai la première fois, tout le monde s'en mêle ; tu sens si on voudrait te tenir là pour t'entretenir de tout cela, puis avoir ton avis, tes conseils, etc. etc. Je pense qu'il y aura une entrevue le dimanche gras à la maison, tu vois que c'est du positif. Ce fameux dimanche qu'on devait passer comme nos petites soirées de quinzaine, aura lieu comme les années précédentes avec toutes ces dépendances, et tu ne seras pas encore là ! Mon ami, ma pauvre raison et mon coeur ont de temps en temps des épreuves un peu dures à supporter. Heureusement que jusqu'à présent l'une et l'autre marchent bien d'accord ensemble.

Je laisse à ta soeur à répondre entièrement à ta dernière lettre parce qu'elle la concerne, je ne veux pas lui en enlever le moindre article. Elle te donnera aussi tous les détails des bals passés et à venir.

J'ai reçu hier une lettre de Mme Besson. Elle a encore été bien incommodée, cette fois ci d'une humeur rhumatismale et catarrhale. Elle est encore faible, elle a une bien chétive santé. Elle est enchantée de tes deux lettres, elle compte y répondre. Sa petite Valérie t'a trouvé tellement de son goût qu'elle t'appelle son mari. Ton oncle va bien physiquement, mais la conduite de son fils aîné à cet égard lui fait moralement bien du mal. Philippine s'en explique ouvertement avec moi pour m'engager à raccommoder cette grande affaire. Je le désire vivement, mais elle me donne une tâche bien délicate et bien pénible à remplir !

(maman)


" Un violon pour le dimanche gras "


Je prends la plume, mon ami, pour te conter tous nos petits embarras de danse, car étant destiné à en supporter le poids, c'est à moi qu'il appartient de te donner ces détails. Nous n'avons pas encore trouvé de violon pour le dimanche gras. Veber et son second demandent le premier 80 francs et l'autre 40, ce qui ferait 120 francs. Marc, le musicien que nous avons eu  au retour de noces auquel tu n'as pas assisté, demande le même prix. Et on n'est pas encore sûr de les avoir, car s'ils trouvent mieux, ils nous repassent à des musiciens subalternes qui sont enchantés de pouvoir vous écorcher les oreilles à un si haut prix. Nous avons eu recours à Mr Verburg(?), premier violon de la Gaité, que Mr Baillot avait conduit une fois chez nous ; il est libre, et va s'adresser à un de ses amis qui joue parfaitement les contredanses ; et nous espérons les avoir tous les deux pour 40 francs. Ce qui est le plus piquant, c'est que devant avoir plus de 80 personnes à la maison, toutes sont invitées, ont accepté, et on a annoncé un violon.

Je vais voir Mr Fournier. L'aîné joue fort bien du violon, et il pourrait me seconder au besoin, mais tu sais quelle longue habitude il faut pour posséder le ton et le mouvement de la contredanse. D'ailleurs, quand on en a joué rarement, qui ne se déconcentrerait pas au milieu de ce brouhaha, de ce monde qui vous coudoie, ou vous étourdit les oreilles. D'ailleurs, il n'en sait que très peu par coeur.


Lafitte est donc malheureux en tout, puisque t'ayant écrit plus de vingt lettres, il ne t'en parvient aucune. Il a pourtant soin de les affranchir à présent ; mais il est très possible que tu les trouves à Cordoue. De peur de te manquer, et ne sachant pas que les lettres adressées à une ville que tu as passée te suivent et te rejoignent, il aura pris grandement ses mesures. Le second clerc son prédécesseur ayant échoué dans les projets qui l'avaient mis hors de l'étude et de la capitale, y est rentré, et vient de s'installer dans l'étude sans qualité, mais comme un épouvantail pour Lafitte qui ne peut pas broncher. Aussi Mr Lefevre assujettit-il ce dernier à venir trois heures à l'étude les dimanches et fêtes, et il l'assomme de besogne ennuyeuse. Je crains bien que sa santé qui s'est de nouveau remise, et très bien, ne soit encore altérée, et ne puisse supporter ces épreuves. Sa mère qui avait été incommodée se porte mieux maintenant. Les cousines se portent toutes bien.


Je vais être introduit demain dimanche chez Mr Delambre, boulevard Bonne Nouvelle. Tu sais de qui je veux parler, le fameux musicien de Mr Janin chez lequel tu as été. Il faut te dire que mon ardeur pour le violon s'est éveillée, et depuis que le tien est livré tout entier et à toute heure à mes doigts, il m'est plus facile d'étudier avec fruit et d'acquérir de l'aisance dans les doigts et le bras porte archet. Je m'habitue à déchiffrer et à lire toute sorte de musique. Je vais toujours mon train, sans m'inquiéter de la note que j'ai croquée, parce qu'après je recommence le morceau, et j'y mets assez d'attention pour que rien ne m'échappe plus. Ce n'est pas que j'ai beaucoup de temps pour m'exercer, mais quand je rentre à neuf heures ou dix heures, j'en ai assez régulièrement pour jusqu'à minuit. Je ferme toutes les portes, et alors tant pis pour les voisins qui attrapent encore un peu de mon bruit.


L'une des soeurs de Mr Frey est morte il y a quelques temps.

Ici les neuf heures qui approchent m'empêchent de t'en conter encore, et c'est partie remise. D'ailleurs, j'ai une plume qui ne coule pas aussi vite que mes idées dans ce moment ci.

Je t'embrasse donc de toute la tendresse de mon âme.

Ton frère et ami

Philippe

  avec paraphe


Comment mon pauvre Prosper, tu seras obligé par l'effet de mauvais calculs de te passer de nos nouvelles pendant près d'un mois. Cela n'arrivera plus, car au lieu d'envoyer en avant à l'avenir, nous les ferons te suivre. J'étais persuadé d'après ma dernière conversation avec Mr Loffet que tu passerais rapidement à Séville, quoiqu'il n'y ait pas eu d'explication positive à cet égard. La manière de voir de ces messieurs est au reste subordonnée à ce que tu leur marques, et si tu faisais quelques affaires passables qui te dédommageassent du peu d'avantages de la première partie de ton voyage, cela les rendrait moins pressés de te voir revenir. Il faut que la lettre soit postée à dix heures au bureau, et l'on me presse de la cacheter, ce qui me force à terminer brusquement mais non sans t'embrasser de toute la tendresse de mon âme et pour nous tous.

(papa)