PaL14

"  Pendant cette lecture, chacun est en Espagne... "

Ce 27 janvier 1817


Quelle belle invention, mon cher ami, que l'écriture ! Par ce moien, nous coulons tout doucement le tems de ton voyage, et en nous lisant nous oublions souvent l'énorme distance qui nous sépare ! A coup sûr, l'auteur était séparé de ce qu'il aimait bien lorsqu'il en conçut l'idée. Je voudrais bien que l'honneur en fut dû à une femme. Tu vois qu'il ne faut désespérer de rien, tu craignais de ne pas faire d'affaires et enfin elles arrivent, plus ou moins fortes, mais enfin tu en fais. Quelle bonne journée tu as eu le 13 ! Et quoique tu fusses bien fatigué d'écrire, combien je t'ai su bon gré de m'en faire part de suite. Tes lettres, qui arrivent ordinairement au moment de nous mettre à table sont lues par les premiers rentrants, on en cause ensuite pendant le dîner, et en sortant de table on les relit en famille à haute et intelligible voix. C'est Pascal qui est notre lecteur. Pendant cette lecture, chacun est en Espagne avec le petit émigré, chacun éprouve le même sentiment de peine ou de plaisir suivant le ton de gaieté ou de mélancolie qu'elle comporte. Pour mieux te suivre dans ta route, Piet nous a trouvé une grande carte d'Espagne qu'on a placé dans le cabinet d'études (ci-devant cabinet du pauvre père). Gabriel y a marqué avec des épingles coiffées de cire toutes les villes où tu as passé. Il fait circuler autour de chacune de ces épingles un fil de couleur pour mieux tracer ta marche ; et enfin pour désigner la dernière ville d'où tu nous écris, il a dessiné une pensée, au milieu de laquelle il a mis Prosper, et plus bas : il est toujours dans notre pensée quoiqu'à ... Tu reconnais bien là son coeur ! Tu lui a donné une bonne matière à s'exercer en lui envoyant tes calculs, il ne la négligera pas. S'il continue tu en feras je t'assure un fier négociant. Il parait, d'après ce que ces messieurs ont dit à Pascal il y a peu de jours, qu'il n'y aura pas de voyage à Lisbonne. J'en bénis tout bas la providence, puisqu'il ne serait pas jugé utile à ta maison, et que nous y gagnerons deux mois. Mais compte néanmoins sur toute ma raison dans le cas où tu le ferais, et encore plus sur ma discrétion avec messieurs Loffet et Baillot, lorsqu'il est question de toi je suis imperturbable. Je crois qu'ils ne pourront pas trouver rien d'exagéré dans ta dépense, vas ton petit train, sans te priver des choses nécessaires. Toutes les personnes qui te portent intérêt me demandent souvent de tes nouvelles, entrent dans des détails sur ton voyage auquel chacun applaudit. Je les écoute avec plaisir, je leur réponds, et je me dis c'est autant de bon temps. Soit d'une manière ou d'une autre, je vois que le temps en Espagne passe comme ici, mais ce que nous remarquons avec la plus vive satisfaction, c'est que tu utilises le tien dans tous les sens, et que tu mets tout à profit. Aussi retrouverons nous dans notre Prosper un homme formé, dont les idées seront développées, le jugement sûr, et les connaissances bien étendues. Aussi ne m'aviserai-je plus de lui témoigner de ces petites craintes enfantines qui ne sont plus faites pour lui. Tu ne te refuses rien à ce que je vois. Tu vas chez le ministre. Je parie néanmoins que malgré ta bravoure, tu tremblais qu'il n'ouvrit une conversation avec toi.

Dans toute ta conduite, je ne blâme que la lecture dans le lit parce que je crains le feu ; mais en cela comme en tout, je me repose sur ta prudence.

J'espère que tu es au moins à Cordoue, peut-être à Séville, allons allons courage.

Je crois que tu n'auras rien de Philippe ce courrier-ci. Tu l'as tancé un peu fort dans ta dernière lettre. Heureusement qu'il n'est plus comme autrefois, et qu'il entend bien la plaisanterie.

Ton parrain va toujours assez bien, ainsi que sa brave soeur.

Je tâche de porter à leurs adresses les compliments que tu envoies, je ne te promets pourtant pas de ne pas en oublier quelques uns.

Je laisse à Pascal à t'entretenir de tout ce qui le touche personnellement.

Mets dans ta première lettre  un petit mot pour Gravelle sur une feuille détachée, il sera sensible à cette marque d'amitié.

Ta soeur, qui est toujours un peu paresseuse, remet à t'écrire à la prochaine fois.

Quant à moi, je te souhaite un très bon bonsoir, et t'embrasse comme je t'aime, en attendant que je puisse faire mieux.

Piet (maman)



" Je n'ai pas encore pris feu comme de l'amadou "


Ce 28 janvier 1817

Je me mets bien à ta place, mon pauvre ami, et j'enrage plus que toi de voir tes négociants te brûler la politesse, et ne faire échange avec toi que de paroles. Aussi vais-je souvent chez tes patrons pour te disculper du peu de commissions que tu leur envoies. J'en reviens toujours plus satisfait qu'en recevant les lettres où tu nous marques "rien à faire ici", "le commerce est mort", etc. etc. Ces messieurs me rassurent en me disant que pourvu que tu fasses tes frais de voyage, ils seront contents. Je cherche à lire sur leur figure si je ne reconnaîtrais pas quelques marques de mécontentement, mais c'est en vain. Ils te portent toujours la même bienveillance et sont persuadés que leurs intérêts sont les tiens. Vendredi dernier j'y suis encore allé, et je vais te répéter ce que Mr Loffet m'a raconté de son voyage en Suisse lors de la révolution. Tu en feras tel usage que de raison.

Il me disait qu'étant arrivé à Bâle, il aperçoit sur la place une belle boutique. Il s'arrête devant, et demande à qui appartient cette boutique ? A Mr Alopeuz(?). Alors il fait un tour, revient et entre. Est-ce à Mr A que j'ai l'honneur de parler ? Oui monsieur, qu'est-ce qu'il y a pour votre service ? Monsieur, je suis négociant en commission, et si mes services pouvaient vous être agréables, je serais flatté de pouvoir faire affaire avec vous et je suis sûr que vous seriez content. Monsieur, je n'ai besoin de rien, cependant, on me demande souvent de petits chandeliers, qui sont gros par le bout, et minces par le bas, et qui servent à user les bouts de bougies. Connaissez vous cela ? (Il n'en avait jamais vu). Oui monsieur, nous en envoyons beaucoup. Eh bien, qu'est-ce que cela pourrait coûter ? Mais un louis la paire. Ah bien faites m'en venir trois douzaines. Alors il tire un morceau de papier de sa poche et écrit la commission. Puis il offre une prise de tabac à Mr A. Ah diable, vous avez là une jolie tabatière, qu'est-ce que cela peut coûter ? Si vous ne tenez pas à la peinture, cela pourrait valoir dix francs la pièce. Ah bien, mettez m'en six douzaines à dix francs et six douzaines à quinze francs. Il écrit encore. Je vous vois là des choses bien anciennes, nous avons maintenant de bien plus jolis modèles comme ceci et comme cela, si vous en vouliez quelques douzaines ? Ah bien, mettez moi ci, mettez moi ça. Enfin il l'enfila pour trois mille francs, et s'en revint après avoir fait le même manège chez plusieurs négociants avec 35 000 francs de commissions. Fais ton profit de la leçon.

Nous voila définitivement organisés, et mon père va heureusement vivre tranquillement, du moins pendant quelques temps. Il en avait grand besoin car sa vue se fatiguait bien. Il s'est partagé la division avec Mr Poujade, de sorte qu'il n'a plus qu'un porte feuille au lieu de deux. De plus, on l'a débarrassé de Bardou que je remplace auxiliairement, et dieu merci, j'ai pour devise "esto brevis"*. Il ne manque plus à notre bonheur que d'attraper pour ma soeur un mari, pour Philippe une place de second clerc et pour moi une femme et une place. Mais nous sommes toujours tranquilles et c'est le principal ; le reste viendra quand il voudra, comme tout ce qui nous arrive par un coup de dez : nous ne nous en tourmentons pas autrement. D'abord ma soeur est encore bien jeune et a le temps d'attendre ; quant à Philippe, il parait qu'il sera colloqué chez son cousin avant deux mois.

Pour ce qui me regarde, je patienterai très bien pour la place si je viens à attraper la brunette que je guigne. Mes affaires ne vont pas mal jusqu'à présent, le colonel mon beau père futur qui est venu voir Piet, et à qui ma mère même a été présentée comme la belle mère future, a trouvé tout charmant et a dit à Piet en le quittant : mon cher Piet, si ce mariage ne réussit pas, c'est que je n'y pourrai rien. La grande inquisition est en ce moment sur pied dans toutes les provinces pour avoir des renseignements sur mon compte, et pour déterminer si je le ferai ou ne le ferai pas... ! Nous n'aurons pas de réponse avant une quinzaine de jours. On t'en fera part en temps et lieu. Je dois te dire pour te tranquilliser que je n'ai pas encore pris feu comme de l'amadou, de sorte que si cela manque cela ne me fera rien, et que si cela réussit, cela sera charmant. Dépêche toi d'arriver, mon cher ami, si tu veux rire et boire avec nous, grande ripaille, grand bal etc. etc. Je ne te promets pas de t'attendre d'abord malgré toute l'envie que j'en aurais, parce que tu sens bien que 180 000 francs ne se trouvent pas sous le pas d'un cheval, pas même sous le pas d'une mule d'Espagne, et que quand on les trouve sur la tête d'une jeune et jolie personne, il faut mettre vite et tôt la main dessus de peur que le magot ne t'échappe. Tu sais que je suis vif et que je ne suis pas long à faire mes dispositions. Ainsi, calcules le temps qu'il faudra pour faire les visites d'usage, les promenades solitaires au milieu de tout le monde, les achats, le bichonnage de ma chambre et du cabinet de mon père qui sont destinés à composer tous les appartements de ma princesse, et tables là dessus pour arriver à temps. Au surplus, je dois te dire que Mr Loffet m'a assuré que tu n'irais pas à Lisbonne. Le seul correspondant que ces messieurs avaient dans cette ville leur a fait dernièrement la demande de tout ce dont il avait besoin.

Les gobes-mouches de Madrid ont imaginé le tremblement de terre de Paris, il n'y en a eu ni au physique, ni au moral. Seulement les purs se trouvent désappointés de voir que le Roi ne veut pas marcher dans leur sens. Ils se démènent comme des diables dans un bénitier, font beaucoup de bruit et voila tout. S. M. vient de retirer les sceaux à Mr Dambray, pour les donner à Mr Pasquier président de la Chambre des députés. Elle n'a laissé au premier que les sots de son parti. On parle aussi du changement du ministre de la guerre. On le remplace dit-on par le brave Mac Donald.

Adieu, mon cher ami, je t'embrasse comme je t'aime.

(Pascal)


* Allusion à Horace : "Quidquid praecipies, esto brevis", c'est-à-dire :

"Quel que soit ton conseil, qu'il soit bref".



Ce mardi 28 janvier

Je ne veux pas, mon cher Prosper, que le courrier parte sans te porter de mes nouvelles directes.

Le rhume que j'ai eu la semaine dernière a fini avec elle. J'ai profité du très beau temps que nous avons eu avant hier dimanche pour faire une très grande promenade dont je me suis bien trouvé. Je suis rentré à 5 heures à la maison où je me suis trouvé absolument en famille et petite famille, ce qui m'a d'autant fait plus de plaisir.

J'ai fait honneur tout à la fois à un melon de Provence et à une dinde de Rouergue qui ont fait compensation dans mon estomac, de sorte que je ne me suis mal trouvé de l'un, ni de l'autre.

Il y a aujourd'hui grand préparatif pour un bal où toute la maison, moi excepté, va ce soir, et ce n'est pas près d'ici, rue du Cherche-Midi. Les détails te viendront par ta soeur.

Nous jouissons ici d'un avant goût de printemps que nous paierons peut-être un peu cher. Sans la crainte de l'effet des gelées tardives sur nos fruits et sur la vigne, j'en serais assez content : c'est toujours autant de bon temps de gagné.

Tu as assez à lire aujourd'hui. Je termine notre entretien, mais non sans un petit conseil, celui de donner attention à tes dates, tu les mets de décembre, de 1816, ce qui pour nous tire peu à conséquence mais pourrait n'être pas de même si semblables erreurs se glissaient dans ta correspondance commerciale.

Je t'embrasse bien tendrement.

(Papa)