PaL12

" Car  il faut bien gagner quelques petites choses dans ce monde "

Paris ce  4 janvier 1817


Je commence déjà mon apprentissage, mon cher ami, pour me donner une idée du prix des choses, j'entre de temps en temps dans les boutiques sans rien acheter. Si j'ai réellement l'intention d'acheter, je tâche d'abord de savoir tous les objets qui peuvent entrer dans ce que je veux, puis ce qu'il coûtent, et après cela je sais à quoi m'en tenir. Par exemple dernièrement, il parut chez les papetiers des paquets à fil d'un nouveau genre. Je dis à maman de les marchander, et de se faire montrer comment on mettait le fil, afin de voir un peu comment c'était fait. Après, j'examinai bien moi même, et quand je fus sûr de mon fait, je me dis : il y entre 3 à 4 feuilles de papier de couleur qui peuvent coûter chacune 2, 3 ou 4 sols tout au plus, puis une aune de faveur, je calculai que cela pouvait revenir à 20 sols les plus chers, tandis que les marchands les font 50 sols. Alors, j'en fis un moi même qui ne me revint qu'à 12 sols. Et je dis 20 sols aux cousines de peur qu'elles ne me priassent d'en faire pour elle si je leur avais dit le véritable prix. Car il faut bien gagner quelques petites choses dans ce monde. J'eus aussi à 45 sols un petit cahier de dessin que le journal disait coûter trois livres, de sorte que je gagnai 15 sols (car c'était ma mère qui me le donnait pour les étrennes, et elle me le paya le prix indiqué par le journal). J'eus aussi pour six francs un canif que l'on me fit d'abord huit francs, mais j'eus de la peine, je m'en allais jusqu'à trois fois. C'est qu'aussi c'était l'argent de ma sœur que je ménageai. Là, elle ne m'avait donné que six francs, et je ne voulais pas transgresser ses ordres.


Quant aux étrennes, je n'en ai encore eu que de papa et de maman, celles de Pascal sont en train de se faire, celles de Prudence ont été prélevées d'avance, et celles de ma marraine sont encore à venir, car je n'en espère plus que d'elle. Je m'explique : j'ai reçu une bourse et un porte feuille de Prudence avant le jour de l'an, Pascal m'a donné plein pouvoir pour acheter tout ce qui est nécessaire pour peindre à l'encre de Chine, et il ne manque plus que la boite que j'ai commandée aujourd'hui. Quant aux étrennes de ma marraine, si elles doivent venir, elles viendront demain.


Quant aux bonbons j'en ai donné beaucoup et point reçu, si ce n'est d'un élève, les oranges sont petites, chères et pas bonnes. Parrain a voulu conserver encore quelques uns de ses anciens usages et maman ainsi que Prudence ont reçu chacune un sac de marrons glacés. Chacun de nous a eu son orange. Il y en a même une pour toi, que l'on garde, mais qu'on n'a pas voulu t'envoyer pensant que c'était envoyer de l'eau à la rivière. Reviens donc vite afin de la trouver encore en bonne santé, c'est ce que nous désirons tous et particulièrement ton frère

G. Piet



" Conseils "


Mercredi 8 janvier 1817


Nous comptions t'écrire, mon ami, par le dernier courrier, mais comme on attend toujours au dernier moment pour faire même ce qui fait le plus de plaisir, nous avons été pris trop de court, et avons été obligés de remettre la partie à samedi. Aussi, voulant avoir toute latitude, je commence dès aujourd'hui à causer avec toi, après avoir relu tes deux dernières lettres du 18 et 22 décembre auxquelles je n'ai pas répondu. Tu as attendu tes malles une semaine, ce qui a bien dû te contrarier, désirant aller en avant. Tâche donc de ne plus éprouver de pareilles choses. Nous continuerons de t'adresser nos lettres à Madrid, jusqu'à ce que tu nous indiques une autre ville ; mais arrange toi pour que tu puisses trouver de nos nouvelles en arrivant à Cordoue, Séville, etc. C'est une nourriture qui t'es trop essentielle pour craindre que tu négliges les moyens de te la procurer.


Quoique tu ne trouves pas beaucoup d'occasions de t'amuser à Madrid, j'aime à te sentir dans une grande ville, ce qui présente toujours plus de ressources de tout genre. Nous sommes fâchés que tu aies négligé d'aller en société, ne fut-ce que comme distraction ; et puis c'est encore un moyen d'étudier les hommes, les usages, les mœurs du pays que tu visites. Nous aurions voulu pouvoir te faire passer des bottes, mais nous ne voyons pas quel moyen employer. Si ces messieurs t'envoyaient quelque chose, nous en profiterions. Je suis fâchée que tu aies perdu ta carte, il est agréable de voyager quelque fois sans sortir de sa chambre. Elle t'était nécessaire pour faire ton itinéraire, mais je pense que tu peux réparer cette perte, il se vend sans doute des cartes géographiques en Espagne. Ce pont de Guadarrama est effrayant, heureusement que, comme tu le dis, dieu te protège. Oui, mon pauvre ami, sois en sûr, il ne rejette jamais la prière d'une bonne mère ! Et lui seul sait avec quelle confiance je t'ai mis sous sa protection le jour de ton départ. Quant aux affaires, je sens combien tu serais flatté d'en faire, mais les circonstances seules s'y opposant, ton amour propre n'a pas à en souffrir, et je t'assure que sur ce point Mr Loffet qui est venu nous voir dimanche nous a répété que tu pouvais être bien tranquille, qu'il n'y comptait pas, et que ce n'était pas là le but principal de ton voyage. Ainsi patience et courage, voilà la devise que tu dois porter jusqu'à ton retour en France.


Il parait que vous avez aussi un carnaval, je crois que le nôtre sera fort sérieux pour ta pauvre sœur. Je ne prévois pas d'autre bal que celui de Mr Loffet et celui de Robillard, si on danse à sa noce. Il parait qu'il fait un bon mariage, nous ne savons pas encore l'époque. Le manque de bains en Espagne doit contrarier les français, mais il faut savoir se conformer aux usages du pays. Le pelissage? des chemises nous a bien fait rire. Tu en auras bien d'autres à nous raconter, dieu veuille en rapprocher le moment.


Me voici à ta seconde lettre, mon cher enfant, et je le relis avec autant d'attendrissement que la première fois en voyant avec quel plaisir tu t'es reporté au milieu de nous tous à une époque où chacun fait des vœux bien sincères pour ce qu'il aime. Nous ne doutions pas des tiens, nous savions bien que l'éloignement n'altérerait en rien tes sentiments pour nous, mais nous avons pleuré de plaisir en lisant le nouveau témoignage que tu nous en donnes par écrit ! Ce jour de l'an s'est passé bien tristement pour chacun de nous, on aurait dit que sans se le communiquer chacun faisait tout bas son château en Espagne et sentait bien ce qui lui manquait ! J'accepte avec joie tes étrennes, mon bon enfant, tu ne pouvais pas m'en donner de meilleures. La certitude que tu te portes bien et que tu ne feras rien, mais rien qui puisse compromettre ta santé, ont répandu dans mon âme une quiétude qui me fera mieux supporter ta longue absence. Si les toasts qu'on t'a portés depuis ton départ avaient pu aller jusqu'à toi, tu verrais que les parents et amis pensent souvent à l'espagnol. Toutes nos connaissances ne manquent pas non plus de me parler du voyageur.

(Maman)




" Dimanche, veille des Rois "


Personne ne te parle, mon cher ami, du dîner de dimanche veille des Rois où nous avons tiré le gâteau en famille et où il a été fortement question de toi. Ta part a été conservée et mise avec l'orange du parrain et le dernier verre de vin bu l'a été à ta santé. C'était du Malaga, ce qui nous a fait penser que tu étais voisin du pays et que tu pourrais en y passant nous en faire une petite provision. Nous étions 19 à table, et point de neveux de mon côté. La famille maternelle toute réunie suffisait pour garnir la salle à manger. C'est Mme Blin de Passy et moi qui avons été reine et roi. Nous étions bien en famille, ce qui m'a fait plaisir.


J'ai causé ce soir là fort longtemps avec le papa Loffet. Ils se sont accordés Mr Lamarre et lui pour dire qu'il n'y avait rien à faire dans ce moment. Il semblait croire que tu passerais bien plus de temps à Madrid que tu ne nous l'annonces, et à cette occasion il me disait que pour plus d'économie les voyageurs se mettaient ordinairement en pension bourgeoise, qu'on en trouvait facilement. L'article des douanes est un objet cher à ce qu'il parait en Espagne, et il parait aussi que la fiscalité y règne comme en France, mais que les bonnes mains y sont également connues. Ce sont les négociants du pays qui peuvent te diriger pour les estimations comme pour le moyen de se soustraire à une évaluation forcée : mais ta propre intelligence et l'intérêt que tu portes aux affaires de ta maison te serviront encore bien en cela. Il est fâcheux que tes malles ne soient pas réduites à une : tu aurais pu l'emmener avec toi lorsque tu serais parti en voiture.


La spéculation sur les Valès(?) serait peut-être meilleure que sur les marchandises, mais ce n'est pas là votre partie. Les inscriptions de France qui se sont traînées de 54 à 55 francs depuis plusieurs mois ont monté tout à coup ce jour à 59-60 francs, ce qui est d'un bon augure pour nos finances. Le gouvernement prend de la force et il faut espérer que tout ira bien.


Ce 11 janvier


Nous avons reçu hier au soir ta lettre du 30 décembre, qui nous a comme de raison fait grand plaisir, mais bien étonné sous le rapport du retard qu'ont éprouvé nos dernières dépêches. Dis nous positivement par la réponse à celle-ci si tu as reçu tous nos numéros, ou quels sont ceux qui te manquent. Il te sera facile de voir où ils auraient dû te parvenir d'après les explications contenues dans les lettres que tu as reçues et tu pourrais les réclamer. Ta lettre d'hier que tu as numéroté 14 est pour nous numérotée 16. Pars de là pour ta correspondance ultérieure. Nous calculons que tu as dû recevoir le 31 décembre notre dépêche numéro 10 des 20 et 21, et que tu reçois aujourd'hui notre lettre du 31 qui est la dernière.


Pascal me presse, parce que notre petit Gabriel qui prend aujourd'hui un vomitif pour se débourrer ne peut pas porter la lettre à la poste ainsi. Je termine tout court pour t'embrasser très tendrement.

(Papa)




"Je vacque une place en ce moment "


Ce 11 janvier 1817


Si ma mémoire ne me trompe pas, mon cher Prosper, tu as reçu de moi maintenant une lettre remplie jusqu'aux bords, qui a dû détruire l'inculpation grave que tu as portée contre moi dans ton numéro 14. Tu dois au surplus te rappeler que je suis passablement frileux, et par conséquent fort paresseux en hiver, et ne pas t'étonner de ne point voir de mon style tous les courriers.


Tu ne nous parles dans tes lettres que du plaisir de recevoir des étrennes. On voit bien que celles que tu as à donner là bas ne consistent qu'en quelques maravédis. Pour moi, dont la bourse est pas mal écorniflée par le jour de l'an, j'aime mieux le voir passé qu'à venir, et je l'oublie facilement. Si je t'avais eu au moins ici pour faire mes emplettes ; mais livré à moi-même, qui sait si messieurs tes confrères ne se sont pas donné des étrennes à mes dépens.


Tu sais mon cher ami que j'avais pris le parti fort sage de rester garçon. Eh bien, ne voila-t-il pas que je me laisse prendre comme un benêt au premier mot de mariage dont on me parle, et que je suis amoureux fou de ma future sans l'avoir jamais vue. Il est vrai que Piet qui connait ma dulcinée, m'a dit qu'elle était jolie et bien faite, qu'elle avait 50 000 écus en biens fonds(?), 30 000 francs en argent comptant et créances etc. etc. Tu sais que je n'ai rien à perdre, et que je n'avais pas à balancer, aussi ai-je pris mon parti tout de suite. Quant à la demoiselle, qui ne se doute pas que j'existe, c'est une autre paire de manches. Prendra-t-elle aussi son parti, ne le prendra-t-elle pas, c'est ce que l'on t'apprendra par la suite. Pour le moment, tu te contenteras de savoir que le notaire a écrit ce matin pour savoir s'il n'y avait pas d'engagement, et que l'on attend la réponse.


Si j'étais sous chef adjoint, je me présenterai bien plus hardiment pour épouser (je vacque une place en ce moment par la mort de Mr Michoz), mais malheureusement, ce n'est pas encore à moi à passer. Mercier est toujours là qui me barre le chemin. J'espère qu'il va sauter le pas cette fois et que Mr B... tiendra la parole qu'il a donnée à mon père, la première fois que l'occasion se présentera. On vient de nous organiser de nouveau : la division de Mr Poujade est refondue dans les autres, et l'on a remis le républicain farouche avec mon père, ce qui va alléger beaucoup l'un et l'autre. C'est notre chef suprême qui a fait lui même l'ordonnance. Tu dois penser s'il en est maltraité. Cependant, on y a glissé quelques phrases au ministre de finances, ce qui ne laisse pas que de le gêner. On en est aujourd'hui à l'interprétation : dieu veuille que l'on entende l'ordonnance dans le sens le plus favorable aux employés.


Adieu, mon cher ami, je t'embrasse comme je t'aime.

(Pascal)